Aux côtés des démocraties sous haute pression
Remarques liminaires prononcées à l'occasion du 25e anniversaire de l'Institut international pour la démocratie et l'assistance électorale (IDEA), conférence virtuelle mondiale intitulée « La démocratie maintenant et après » (Democracy Now and Next)
Participation à la session « Défis des processus démocratiques dans les pays en voie de démocratisation » (Challenges to Democratic Processes in Democratizing Countries), tenue virtuellement à Stockholm, Suède
le 20 novembre 2020
Stéphane Dion
Envoyé spécial du Premier Ministre Trudeau auprès de l’Union européenne et de l’Europe et ambassadeur du Canada en Allemagne
C'est pour moi un honneur, à titre d'envoyé spécial du Premier ministre Trudeau auprès de l'Union européenne et de l'Europe, de livrer les remarques liminaires d’une session qui réunit trois éminents panelistes de Tunisie et du Liban dévoués à la cause de la démocratie dans leurs pays et dans le monde.
Je ne prétendrai pas être un expert de la Tunisie et du Liban, mais cela tombe bien qu’il soit question de ces deux pays lors d’une session sur la démocratisation, car ils illustrent l’argument principal que je vais soumettre ici : je suis convaincu que dans nos efforts pour promouvoir la démocratie à travers le monde, il ne faut pas seulement critiquer les régimes dictatoriaux et despotiques, il faut aussi donner un appui efficace et spécial aux pays et aux gouvernements qui s’efforcent de tenir à bout de bras la démocratie dans des conditions que les populations des démocraties bien établies ne peuvent même pas imaginer. C’est dans cet esprit que, lorsque le Premier ministre Trudeau m’a nommé ministre des Affaires étrangères du Canada en 2015, j’ai tenu à visiter officiellement le Liban et la Tunisie.
Je dois d’abord souligner combien je suis heureux que cette session sur la démocratisation se déroule dans le cadre de la conférence qui marque le 25ème anniversaire de IDEA, l'Institut international pour la démocratie et l'assistance électorale. Je suis tout à fait d’accord avec le diagnostic lucide que IDEA pose sur l’état de la démocratie aujourd’hui, notamment dans son rapport de 2019 : « The Global State of Democracy : Addressing the Ills, Reviving the Promise ».
D’une part, IDEA confirme ce que répètent les autres observatoires tels que le Freedom House et le Democracy Index de The Economist Intelligence Unit : la démocratie – définie par IDEA comme le contrôle du peuple sur les décideurs publics et l’égalité des citoyens dans l’exercice de ce contrôle – s’érode depuis environ 2006. La démocratie régresse au sens où le nombre de pays où la qualité des pratiques démocratiques se détériore excède le nombre de ceux où elle s’améliore. Cette détérioration, qui affecte les libertés fondamentales, le processus électoral, l’indépendance judiciaire et la lutte à la corruption, s’est produite dans la moitié des démocraties en 2018 selon IDEA.
D’autre part, International IDEA nous rappelle le progrès phénoménal que nous avons parcouru au fil des décennies. Selon ses observations, 26% des pays étaient démocratiques en 1975, comparativement à 62% en 2018. Malgré la régression des pratiques démocratiques cette dernière décennie, le nombre de pays démocratiques a continué à augmenter, bien que plus lentement que lors des deux décennies précédentes : il est passé de 90 en 2008 à 97 en 2018. On trouve maintenant des pays démocratiques dans toutes les régions du globe.
Je me rappelle le monde qui s’offrait au regard du jeune étudiant en science politique que j’étais en 1975. L’Asie, l’Europe centrale et de l’Est, le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Amérique latine étaient presque totalement sous l’emprise de régimes autoritaires ou totalitaires. Dans certains pays démocratiques, de nombreux électeurs donnaient leurs voix à des partis hostiles à la démocratie pluraliste et des idéologies totalitaires se répandaient sur les campus et dans les syndicats. La démocratie américaine était secouée par le scandale du Watergate. L’avenir de la démocratie semblait bien précaire en 1975. Pourtant, c’est alors que l’humanité a lancé la plus grande vague de démocratisation de son histoire. Il faut se rappeler cette époque afin de mettre en perspective les difficultés que l’on constate aujourd’hui.
Comme plusieurs, je crois qu’un optimisme trop euphorique s’est répandu à la suite de la chute du mur de Berlin en 1989 et de la fin de la guerre froide en 1991. La fameuse prédiction de Francis Fukuyama, selon laquelle la démocratie s’imposera comme la forme universelle de gouvernement, se réalisera peut-être un jour, mais entretemps elle sera sérieusement concurrencée par les régimes non-démocratiques et pourrait connaître des reculs au sein des démocraties les mieux établies.
En somme, le nombre de démocraties augmente mais leur qualité tend à se détériorer. Comme le résume le Secrétaire Général d’International IDEA Kevin Casas-Zamora : « malgré ses maux actuels, la vitalité de la démocratie doit être reconnue et célébrée » (« Despite its current ills, democracy’s vitality should be acknowledged and celebrated »). Il en appelle à la fois à un sens de l’urgence et à un sentiment d’espoir.
Cet espoir repose beaucoup sur des pays comme le Liban et la Tunisie qui, malgré les vents contraires, parviennent dans des régions extrêmement instables à maintenir des systèmes démocratiques. Lorsque l’on regarde la carte du monde, il faut repérer ces démocraties sous haute pression et considérer comment on peut les appuyer de façon efficace au milieu des bourrasques et de la tourmente.
Malgré l’une des pires crises économiques de son histoire, la corruption qui y sévit et le sectarisme qui fractionne son système politique, la démocratie libanaise doit réussir. Quel désespoir cela sèmerait si ce phare de la démocratie au Moyen-Orient devait s’éteindre ! Il est important de rappeler que cette démocratie se débat pour sa survie dans la région la moins démocratique dans le monde selon International IDEA. Et n’oublions pas qu’aucun autre pays au monde n’accueille une plus grande proportion de réfugiés, l’équivalent du tiers de sa population selon l’Union européenne, dans un pays où le chômage frappe environ un travailleur sur trois. Cela voudrait dire une douzaine de millions de réfugiés à l’échelle canadienne ; nous Canadiens, qui avons un pays riche et immense, aux institutions fortes, ne pouvons même pas imaginer l’effort colossal que cela représenterait d’héberger un tel nombre de réfugiés sur notre sol.
Nous avons la chance d’avoir avec nous le Premier gouverneur de la Banque du Liban, M. Wassim Mansouri, qui traitera de l’enjeu libanais bien mieux que je ne pourrais le faire. Permettez-moi simplement de dire que le Canada est déterminé à demeurer à l’écoute des Libanais pour renforcer toujours davantage l’appui que nous apportons à la démocratie de ce pays.
Parlant d’espoir, il est essentiel de se rappeler celui que représente la Tunisie pour la démocratie dans le monde. C’est la Tunisie qui a fait éclore le printemps arabe, mais aujourd’hui on dirait bien que ce n’est qu’en Tunisie qu’il a fait fleurir la démocratie. Pour nous en parler nous avons une excellente paneliste, docteure Wafa Zaafrane Andoulsi, Conseillère à l’Assemblée des Représentants du Peuple. En guise d’introduction à ses propos, je dirai que nous avons tous en tête le défi fondamental auquel cette démocratie fait face, que l’on peut résumer par cette question : comment ce succès politique pourra donner ses fruits socioéconomiques ?
Un succès politique relatif, bien sûr, mais exceptionnel dans cette région du monde : l’index démocratique de The Economist Intelligence Unit classait la Tunisie au 144ème rang mondial en 2011, comparativement au 53ème rang en 2019, une ascension spectaculaire. Selon IDEA, la démocratie tunisienne se distingue parmi les meilleures d’Afrique et du Moyen-Orient pour la protection des droits fondamentaux, la probité des élections, l’indépendance du judiciaire, la liberté de la presse et la participation de la société civile. La Constitution de 2014 est reconnue comme la plus progressiste et inclusive du monde arabe. La Tunisie a par ailleurs entamé un processus de décentralisation du pouvoir en tenant les premières élections municipales de l’histoire du pays en 2018 avec en plus une obligation de représentation paritaire entre les femmes et les hommes.
Ce succès politique est fragile et doit être parachevé. L’absence d’une Cour constitutionnelle est une anomalie que l’on tarde à corriger, surtout que la crise engendrée par la pandémie COVID-19 fait en sorte que les prérogatives du Parlement, du Gouvernement et de la Présidence de la République sont âprement disputées et débattues. Le système électoral fortement proportionnel a produit un Parlement morcelé rendant extrêmement difficile l’atteinte de la majorité nécessaire pour prendre les décisions difficiles, assurer une gouvernance stable et efficace et mettre en œuvre les réformes. Le taux de participation aux élections législatives qui a été de 68% en 2014 a chuté à 41% en 2019, illustrant le désenchantement de la population, surtout chez les jeunes.
Ce désenchantement est de toute évidence lié aux difficultés économiques du pays. Avant même la contraction économique engendrée par les restrictions sanitaires imposées pour enrayer la propagation du virus de la COVID‑19, la Tunisie était aux prises avec une faible croissance, un taux de chômage élevé (14,9% à la fin de 2019) surtout chez les jeunes, une économie informelle évaluée à environ 40% de l’emploi, un déficit public équivalent à environ 5% du PIB, de graves disparités socioéconomiques et régionales et à une forte émigration de ses travailleurs les plus qualifiés. Il faut ajouter à cela les enjeux sécuritaires liés à la menace terroriste persistante et à la proximité des conflits armés dans la région (Yémen, Irak, Syrie) et en particulier en Libye dont nous entretiendra le professeur Haykel Ben Mahfoudh. Et puis, il ne faut pas oublier que la Tunisie est en première ligne du réchauffement climatique avec une pression croissante sur les ressources naturelles et un stress hydrique important.
Il ne sera pas facile de corriger ces maux dans le contexte de l’instabilité économique et sociale amplifiée par la pandémie de la COVID‑19 et ses ramifications, lesquelles engendrent une dégradation de la situation sanitaire, la surcharge des infrastructures hospitalières, l’aggravation de la pauvreté, la flambée du prix des denrées alimentaires, le tarissement du tourisme, pierre angulaire de l’économie, et une contraction économique générale qui frappe aussi les économies européennes et maghrébines voisines.
Le Canada est bien conscient que les pays donateurs, étant aux prises avec leurs propres difficultés économiques, risquent de réduire leur aide au développement et à la concentrer vers les besoins les plus pressants liés à l’urgence sanitaire. L’appui à la démocratisation risque d’en pâtir. Le Canada exhorte la communauté des démocraties à ne pas commettre cette erreur. Notamment, nous avons ces dernières années renforcé nos liens avec la démocratie tunisienne et nous sommes déterminés à continuer en ce sens. Le 17 juin 2019, la Tunisie et le Canada ont signé un Protocole d’entente-cadre qui marque l’approfondissement de leurs relations en matière de développement.
Les relations commerciales entre la Tunisie et le Canada prennent de l’expansion. Le Canada a contribué à l’organisation et au financement des élections municipales de 2018. Il offre une assistance pour les mesures de sécurité contre le terrorisme et entretient une collaboration militaire étroite. La Tunisie fait partie des pays prioritaires identifiés dans la stratégie canadienne pour l’éducation internationale. Le Canada accueille plus de deux mille étudiants tunisiens chaque année. Notre appartenance conjointe à la francophonie nous rapproche et facilite nos rapports dans tous ces domaines. Notre politique étrangère féministe valorise la promotion de la femme, principal levier du développement politique, économique et social.
En conclusion, je dirai qu’en épaulant la démocratisation que des pays sous haute pression comme le Liban et la Tunisie poursuivent dans des conditions extrêmement difficiles, les démocraties bien établies ont l’occasion d’en apprendre sur elles-mêmes et de pousser plus loin leur propre cheminement dans la voie toujours perfectible de la démocratie.
Nous allons maintenant entendre trois de ces démocrates courageux.
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