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La tarification du carbone comme atout canadien d’exportation en Europe

Conférence de clôture prononcée lors de la Journée de réflexion 2024 de la Chaire en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke, sur le thème : « Intégrer le développement durable : de la fiscalité aux finances publiques »

Stéphane Dion - Envoyé spécial auprès de l’Union européenne et de l’Europe et Ambassadeur du Canada en France et à Monaco

13 juin 2024 - Campus de Longueuil de l’Université de Sherbrooke

Mesdames et Messieurs,

Tout en vous remerciant de m’avoir invité, et de me donner l’occasion de traiter d’un sujet aussi fondamental que celui de la fiscalité verte, je dois admettre qu’il est toujours un peu embêtant de livrer le discours de clôture d’un colloque auquel on n’a pas assisté, surtout devant des experts du sujet en discussion.

Mais je crois pouvoir deviner ce que vous avez pu dire sur l’aspect sur lequel je vais centrer ma conférence : la tarification du carbone.

En bon élève du Collège des Jésuites de Québec, je vais faire un exposé en trois parties. Après avoir montré combien la tarification du carbone est une mesure nécessaire, je vais m’arrêter sur un aspect presque complétement passé sous silence : la tarification du carbone comme outil d’exportation, avant de situer ce débat dans le paysage politique européen d’aujourd’hui.

La tarification du carbone : une politique nécessaire

Il y a fort à parier que le consensus dans cette salle doit être assez semblable à celui formulé dans la lettre émise récemment par plus de 400 (!) économistes canadiens, dont d’ailleurs le titulaire de la Chaire qui nous réunit aujourd’hui, le professeur Luc Godbout. Il est probable que d’autres économistes présents soient aussi cosignataires de cette lettre.

Vous aurez probablement convenu que :

Bref, concluent ces quelque 400 économistes, la tarification du carbone est le moyen le plus efficace et le moins onéreux de réduire les émissions, de stimuler l’innovation verte et de soutenir la transition vers un avenir économique propre et prospère.

Comme vous le savez, ce consensus des experts est international, ralliant depuis des années l’OCDE, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, l’Agence internationale de l’énergie, etc. Une coordination efficace des politiques de tarification du carbone, ou mieux, un système mondial crédible de tarification du carbone, associé à une approche commune compatible avec l’OMC en matière d’ajustements carbone aux frontières, agirait comme un catalyseur afin d’accélérer la diffusion des technologies propres et la transition vers une économie décarbonée.

Aujourd'hui pourtant, la grande majorité des émissions mondiales de GES (environ 74 %) sont toujours émises gratuitement. Pendant ce temps, les émissions mondiales croissent, l'utilisation des énergies fossiles continue d'augmenter, et selon certains observatoires le monde pourrait atteindre un réchauffement de +1,6 °C dès cette année.

Un monde qui atteindrait un réchauffement de 3°C ou plus n’est pas quelque chose que nous voulons laisser aux générations futures.  Aucune population ne sera à l’abri – et encore moins les plus pauvres et les plus vulnérables – des pires impacts du changement climatique, notamment l’intensité croissante des phénomènes météorologiques extrêmes, une augmentation dramatique des incendies de forêts, des sécheresses et des vagues de chaleur prolongées avec des températures autour de 50°C, l’élévation du niveau des océans et la salinisation des terres, l’acidification des océans, une nouvelle extinction d'espèces animales et végétales, des dommages aux infrastructures et à l'habitat humain, une désertification accrue, des pénuries alimentaires, tout cela provoquant des vagues de migrations climatiques et une vaste instabilité politique.

Pour s’éviter de telles affres, la tâche que l'humanité a à accomplir est énorme : changer ni plus ni moins que la base matérielle de notre civilisation industrielle, c’est-à-dire l’énergie produite par la combustion des énergies fossiles : le charbon, le pétrole et le gaz. Quand le monde a commencé à s’inquiéter du changement climatique, au début des années quatre-vingt-dix, les énergies fossiles fournissaient 88 % de la consommation mondiale d’énergie. Aujourd’hui, c’est toujours plus de 80 % malgré trois décennies d’efforts pour promouvoir les sources d’énergie non-émettrices.

On ne s’en sortira pas sans mettre un prix aux émissions. Ayant mené ce combat au Canada et à l’international, ayant publié plusieurs textes au fil des années recommandant avec insistance une telle réforme au Canada et dans le monde, je me réjouis que le Premier ministre Trudeau ait fait preuve de leadership en lançant le Défi mondial sur la tarification du carbone, par lequel le Canada demande à tous les pays d’adopter la tarification du carbone comme élément central de leurs stratégies climatiques, en vue d’atteindre un objectif collectif de couverture de 60 p. 100 des émissions mondiales d’ici 2030.

En somme, la tarification du carbone est une nécessité écologique et un catalyseur pour une économie innovante et décarbonée. Elle peut être socialement juste comme on y parvient au Canada en s’assurant que la grande majorité des familles reçoivent plus en remise que ce qu’elles ne paient en tarification du carbone.

La tarification du carbone comme outil d’exportation

Il y a un aspect dont on ne parle pas assez dans le débat politique canadien autour de la tarification du carbone : celle-ci est un outil d’exportation. Je sais que vous avez traité de cet aspect aujourd’hui, notamment lors de la conférence de la professeure Alice Pirlot sur le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Union européenne. C’est tout à votre honneur, car il faut déplorer que cet aspect soit presque complètement passé sous silence dans le débat politique en ce moment au Canada. Comme Envoyé spécial du Canada en Europe, cela m’inquiète énormément.

En effet, le monde sera de moins en moins indulgent envers les resquilleurs du climat. Il est à prévoir que les pays vont de plus en plus recourir aux tarifs douaniers sur le carbone, c'est-à-dire sur les biens importés à forte intensité de carbone. Ces tarifs sur le carbone vont tout probablement s'imposer comme réalité du commerce mondial. L’exemple le plus marquant est le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (CBAM selon l'acronyme anglais) de l’Union européenne. De même le gouvernement britannique prévoit mettre en œuvre son propre CBAM d’ici 2027.

L’UE est déterminée à poursuivre la mise en œuvre de son mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, entré en vigueur dans sa phase transitoire le 1er octobre 2023. À compter du 1er janvier 2026, le régime définitif s'appliquera et imposera un prix carbone sur les produits et secteurs concernés, soit la sidérurgie, le ciment, les engrais, l'aluminium, ainsi que l'électricité et l'hydrogène, avec des opportunités d'expansion dans de nouveaux secteurs.

En imposant un ajustement tarifaire sur ces produits et secteurs, l'UE vise à garantir que les efforts de réduction des émissions au sein de l'UE ne soient pas compromis par des importations moins chères et plus polluantes en provenance de pays qui n'imposent pas un prix sur le carbone comparable à celui de l’UE. Autrement dit, ce système vise à créer des conditions de concurrence équitables pour les entreprises européennes, en évitant qu'elles soient désavantagées par rapport à leurs concurrents internationaux qui ne sont pas soumis aux mêmes obligations.

L’objectif est aussi d’éviter les fuites de carbone, lesquelles se produisent lorsque des entreprises, pour éviter les coûts du carbone, s’installent dans des pays moins ambitieux sur le plan climatique, produisant alors un déplacement plutôt qu’une réduction des émissions. Enfin, ce mécanisme d’ajustement vise à inciter les pays qui exportent vers l’UE à adopter des politiques de tarification du carbone, contribuant ainsi à une action climatique globale et coordonnée.

Le gouvernement du Canada a mis en place une tarification carbone rigoureuse en plus d’une trajectoire ambitieuse qui doit atteindre 170 dollars la tonne de CO2 en 2030. Étant donné que le Canada dispose déjà d’un système de tarification du carbone rigoureux, les entreprises canadiennes pourraient ne pas encourir l’ajustement tarifaire der l’UE quand il sera mis en œuvre. Cela donnerait à nos entreprises un avantage sur des concurrents qui ne disposent pas de systèmes de tarification du carbone comparables à l’UE. Il s’agit d’un avantage qui est susceptible de s’accroître sur d’autres marchés à mesure que le nombre de secteurs couverts par l’UE augmentera et que de nouveaux pays adopteront cet ajustement carbone à leurs frontières.

La législation européenne prévoit que si un prix explicite du carbone a été effectivement déboursé en dehors de l'UE, il doit être reconnu. Par conséquent, la tarification du carbone défrayée au Canada par les exportateurs canadiens doit être prise en considération lors de la détermination de la redevance carbone européenne.

Le prix du carbone déboursé dans le cadre des systèmes canadiens (fédéral et provincial) doit être reconnu, de sorte que nos exportateurs n’aient pas à payer deux fois pour leurs émissions. Tel est l’argument que la diplomatie canadienne en Europe, notamment l’ambassadrice Ailish Campbell à Bruxelles, fait continuellement valoir auprès des autorités de l’Union européenne et de ses pays membres. Il serait risqué pour notre pays de se priver de cet argument. Ce serait se tirer dans le pied de la part du Canada comme pays exportateur que de mettre fin à ses systèmes de tarification du carbone, tant fédéral que provinciaux.

De plus, mieux vaut que le prix payé sur le carbone soit prélevé chez nous et soit recyclé dans notre économie plutôt que chez les autres et soit une perte sèche pour nous.

Il faut bien voir que ce débat sur la tarification du carbone s’inscrit dans un enjeu plus large, soit une intense partie de bras de fer commerciale de l’Union Européenne avec les États-Unis et la Chine, qui risque toujours de faire des entreprises exportatrices canadiennes des victimes collatérales. C’est un travail de tous les instants de la part de notre diplomatie en Europe que d’éviter cela. Nous appuyons la ministre du Commerce extérieur Mary Ng et tout le gouvernement dans leurs efforts pour garder ouvert le marché européen.

En ce sens, la tarification du carbone est un atout que nous devons conserver pour la vente de nos produits et services sur le marché européen. La tarification du carbone est un outil d’exportation et l’abolir au Canada serait non seulement une erreur écologique mais aussi contraire aux intérêts économiques des Canadiens. Nos entreprises et nos concitoyens ont intérêt à le savoir alors qu’ils l’ignorent aujourd’hui.

Un effort de communication est essentiel et j’espère que les experts vont continuer à y participer activement. Il est à souhaiter que ceux qui sont convaincus que la tarification du carbone est une politique essentielle à l’avenir du Canada, en fait de l’humanité, le fassent savoir. La lettre des 400 économistes, c’est exactement ce qu’il faut faire. Mais il faut le répéter avec persistance. Les enseignants parmi vous le savent : la répétition, c’est pédagogique. Lénine disait qu’en politique, il faut se répéter. C’est la seule chose que j’ai retenue de lui !

La transition écologique dans le débat politique européen

Permettez que je réexamine le sujet en le situant par rapport au paysage politique européen dans son ensemble. Je vous laisserai faire le parallèle avec ce qu’on observe au Canada et aux États-Unis.

Le paysage politique européen est exceptionnellement fragmenté et polarisé, autour d’enjeux identitaires tels l’immigration certainement, mais aussi autour du débat croissant sur les politiques climatiques et environnementales. D'un côté, il y a ceux qui estiment que les gouvernements n'en font pas assez face à la multiplication des catastrophes naturelles – incendies de forêts, inondations, canicules, sécheresses – couplées à la dénonciation par les groupes environnementaux du rythme de réduction insuffisant des émissions de gaz à effet de serre par rapport aux cibles fixées pour 2030 et 2050. En Écosse, la coalition gouvernementale entre nationalistes et verts vient de se disloquer sur la question des objectifs de réduction de GES.

D’un autre côté, il y a ceux qui estiment que les gouvernements en font trop : nous assistons à un retour du bâton, un ressac contre les politiques environnementales et climatiques, à mesure que celles-ci passent des principes généraux abstraits aux réglementations concrètes qui mobilisent la résistance des lobbies des secteurs agricoles, industriels et autres. Alors que l’on sort à peine d’une période de forte hausse des prix, surtout énergétique, l’effet sur les populations se fait sentir.

Les partis de la droite radicale attisent ce ressac. Ils font campagne contre ce qu’ils dénoncent comme les lubies intellectuelles d’une élite urbaine et déconnectée. La contestation agricole a notamment été instrumentalisée par ces partis qui se présentent comme des défenseurs du peuple, de la terre, de la ruralité, du mode de vie traditionnel. Ils accusent la transition écologique, notamment menée depuis Bruxelles, d'être un rouleau compresseur idéologique et technocratique.

D’autres partis deviennent plus prudents et veulent donner des gages qu’ils ne laisseront pas rentrer sur le marché européen des produits qui ne respectent pas les normes environnementales européennes. Pour calmer le mouvement de contestation, plusieurs pays et l'UE ont aboli ou retardé l'entrée en vigueur de mesures environnementales, comme les taxes sur le diesel ou l'interdiction des pesticides. Le Pacte vert de l'UE est particulièrement contesté.

Cette polarisation autour des enjeux environnementaux et climatiques a pour le Canada au moins deux conséquences. Premièrement, les Européens souhaitent coopérer plus étroitement avec nous pour parvenir à une réindustrialisation verte, être au cœur de la décarbonation et de l’électrification, s’entraider contre les feux de forêts et pour la préservation de l’eau douce. En particulier, les Européens sont très intéressés par le Canada en tant que l’une des rares démocraties alliées qui soit aussi un semi-continent dont le sol regorge de ressources naturelles critiques indispensables à la transition vers une économie numérique à faible émission de carbone : tous ces métaux, minéraux et terres rares qui font défaut au continent européen, dont il a tellement besoin et dont la Chine est l’essentiel fournisseur actuellement.

Deuxièmement, les dirigeants européens veulent rassurer leurs populations en dressant de nouvelles barrières commerciales contre les produits étrangers jugés nocifs pour l'environnement. Cet état d'esprit protectionniste prend différentes formes, comme l'accent mis sur « l'autonomie stratégique » et la « sécurité économique », le recours croissant à des mesures antidumping et antisubventions, l’érection de barrières aux produits étrangers, touchant même le commerce intra-UE. Le protectionnisme vert, si nous n’y prenons garde, pourrait faire reculer nos intérêts commerciaux en Europe. C’est dans ce contexte qu’apparaît le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, le CBAM.

Or, nous Canadiens avons besoin du marché européen, essentiel à nos objectifs de diversification des échanges.  L’Union européenne est le plus grand importateur et exportateur mondial de biens et de services. Elle abrite de grandes entreprises de haute technologie à forte croissance couvrant toute la chaîne de valeur mondiale. Les transformations majeures, celles de la transition numérique, de l’intelligence artificielle et de la décarbonation, se jouent, dans une large mesure, en Europe. L'UE et ses institutions universitaires et de recherche sont également parmi nos principaux partenaires scientifiques, d’autant que le Canada participera maintenant comme pays associé à Horizon Europe, le plus grand programme collaboratif de science, de recherche et d'innovation au monde, doté d'un budget équivalent à 140 milliards de dollars.

En outre, l’UE, qui s’affirme de plus en plus comme un organisme mondial de réglementation, sera un allié clé pour parvenir à une transition décarbonée durable, fondée sur des normes élevées et acceptées au niveau international. Le Canada a besoin de cette réglementation exigeante parce que nous ne pouvons pas ouvrir toutes ces usines et extraire, traiter et commercialiser ces minéraux essentiels en tolérant des normes sociales et environnementales aussi laxistes que celles de certains autres pays.

Au cours des deux dernières années, notre gouvernement a signé un nombre important d'accords de coopération scientifique et commerciale avec plusieurs pays européens et l'UE, notamment dans les domaines des minéraux critiques, de l'hydrogène propre, des énergies renouvelables et du nucléaire civil. Des investissements majeurs ont été réalisés par des entreprises européennes au Canada dans les secteurs des batteries et des voitures électriques. Les entreprises canadiennes ont remporté des contrats significatifs dans divers secteurs énergétiques européens.

En somme, l’Europe a besoin de nous, nous avons besoin d’elle. Nous devons éviter les barrières inutiles entre nous. Pour cela, le Canada doit maintenir le cap avec la tarification du carbone et continuer à en être un promoteur mondial. Nous devons le faire dans l’intérêt de l’humanité, comme bon citoyen du monde, mais aussi, dans notre propre intérêt commercial, par pure lucidité économique.

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