Transcription – Épisode 22 : Entretien avec Jean-Dominique Ieraci
David Morrison : Jean-Dominique Ieraci est un de nos délégués commerciaux les plus séniors. Natif de Montréal, il a été affecté en Corée, Syrie, Singapour, Paris et maintenant au Mexique. Il était à Ottawa récemment et il a passé par mon bureau pour parler de sa vie, son travail comme délégué commercial, sa carrière au ministère, comme la moitié d’un couple d’employés et sa vision de trade diplomacy
David Morrison : Jean-Dominique Ieraci, c’est un plaisir, Jean-Do, c’est un plaisir de te voir. Tu es ici à Ottawa aujourd’hui, je crois pour la rénovation du Service de délégués commerciaux. Tu es l’un des membres les plus anciens de la direction de la délégation commerciale, une carrière remarquable, je souhaite parler de tout cela, y compris… y compris le travail que tu as accompli en diplomatie commerciale dans ton emploi actuel au Mexique. Mais on va commencer à Montréal avec ton histoire familiale.
Jean-Dominique Ieraci : Bien écoute, moi j’ai commencé, comment mon histoire familiale a commencé c’est une famille typiquement canadienne, j’ai des… mon père est né en Italie, mon grand-père a immigré dans une période économique difficile en Italie. Un jour il a pris le bateau, et pourquoi c’était Montréal plutôt que New York possiblement parce que c’était le bateau qu’il a trouvé.
David Morrison : Oui, oui.
Jean-Dominique Ieraci : possiblement parce que l’instituteur du village qui était un communiste exilé dans le sud de l’Italie par Mussolini… parlait français et avait donc donné des documents français à mon père et à mes oncles. Donc mon père atterrit ici, mon grand-père a atterrit ici, le premier jour on lui a mis une pelle dans les mains au début de l’hiver, puis il a trouvé qu’il faisait vraiment froid et qu’il fallait trouver une meilleure job que ça, mais c’était typique, typique, l’histoire typique d’une famille d’immigrants à l’époque où il était relativement facile de se trouver un emploi en descendant du bateau, il a fait faire venir toute sa famille comme ça. Du côté de ma mère… bien un des premiers bateaux… qui est arrivé en Nouvelle-France… a amené un de mes ancêtres, et donc c’est l’histoire d’une... d’une famille je pense assez typiquement canadienne qui mes deux parents sont allés à l’université, moi j’ai grandi dans cette famille où c’était clair j’allais aller à l’université, mais.
David Morrison : Mais… comme famille dans les années 70... vous avez eu l’opportunité, l’occasion de voyager pas mal.
Jean-Dominique Ieraci : Oui, parce que quand ma, j’avais à l’époque, les gens voyageaient très peu, donc dans les années 70 ou plutôt j’étais très petit dans les années 70, mais je me rappelle surtout au début des années 80, ma mère travaillait pour Air Canada, elle a terminé comme ombudsman d’Air Canada à la fin de sa carrière, ce qui faisait que j’avais la chance de voyager énormément dans toutes les destinations que Air Canada desservait, on a fait un peu les États-Unis, mais ce qui intéressait surtout ma mère en particulier, c’était l’Europe, et donc toutes les toutes les vieilles roches qu’on pouvait trouver, les églises qu’on pouvait visiter on se faisait traîner là-dedans, puis bon on apprend quand même à voir qu’il y a autre chose à voir dans le monde que notre propre quartier.
David Morrison : Mais par contre, tu es devenu ingénieur comme ton père.
Jean-Dominique Ieraci : Bien, je pense que je vois ça avec mes enfants maintenant en effet, à 15, 16, 17, 18 ans on a aucune idée de qu’est-ce qu’on veut faire dans la vie, on a une vague idée de ce qu’on aime, de ce qu’on n’aime pas, mais on est incapable de se projeter quarante ans en avant pour savoir qu’elle serait notre carrière. Mon père était ingénieur, c’était, il n’avait pas de doute que j’allais à l’université, j’ai choisi génie à l’École polytechnique… fin 80, début 90 et puis bon j’ai fait génie industriel qui est le moins ce que mon père, ce que mon père appelait le génie social, et puis oui je ne sais pas où ça m’aurait amené, mais… mais j’ai décidé pas nécessairement de poursuivre une carrière là-dedans.
David Morrison : Tu m’as raconté une histoire drôle sur la manière dont tu as abouti au service extérieur. Raconte-la pour nos auditeurs.
Jean-Dominique Ieraci : Bien, c’est l’une de ces histoires où dès que tu termines l’université, tu occupes quelques emplois, tu sais, tu te dis, c’est... ce n’est pas la carrière que je vais poursuivre. Ce n’est pas un bon emploi. Alors, tu reviens et tu retournes au bureau d’emploi de l’université et tu regardes les affiches puis un jour il y avait cette affiche... qui était une affiche pour le service extérieur. Alors tu sais, je me suis inscrit à l’examen. Et puis un soir j’étais avec les copains et... avec un groupe d’amis et nous avions du plaisir. Puis vers à peu près trois ou quatre heures du matin comme... comme on pouvait le faire à cette période à Montréal, ce qui au fait a été un choc en quelque sorte lorsque j’ai déménagé à Ottawa plus tard.
David Morrison : Tu parles comme un vrai Montréalais.
Jean-Dominique Ieraci : Ce n’est qu’à deux heures de route. Mais bon, alors vers 4 h, un de mes amis me dit : « tu ne dois pas être quelque part à 8 h pour passer l’examen du service extérieur? » J’ai dit, ouais, bien, tu sais mes chances sont minces. Inquiète-toi pas, je vais faire autre chose. Alors nous avons fait un pari, que je ne dévoilerai pas en onde, et je crois que je l’ai perdu. Je suis donc rentré chez moi, j’ai pris une douche et je suis allé faire l’examen. Je ne suis pas certain que j’étais au sommet de ma forme, mais d’être aussi relax m’a vraiment aidé à passer la première étape.
David Morrison : Et tu t’es joint au Service des délégués commerciaux. Tu as travaillé dans le domaine des relations avec les médias, une affectation ou une sorte de formation en coréen, une affectation en... en Corée. C’était quand?
Jean-Dominique Ieraci : 95, j’étais en Corée de 95 à 98, juste au moment de la crise asiatique.
David Morrison : Exact. Et à la base de la délégation commerciale, la promotion des exportations.
Jean-Dominique Ieraci : Totalement, tu sais, dans les tranchées, à venir en aide aux PME pour exporter et tenter de comprendre ce qui se passait. Honnêtement, je n’avais aucune idée de ce dans quoi je m’embarquais. Je ne comprenais pas ce que faisait un délégué commercial avant d’aller là-bas. On apprend sur.. sur le terrain et... et c’est là que j’ai commencé à m’intéresser à tous ces produits géniaux que les petites entreprises fabriquent au Canada ou aux services qu’ils fournissent au Canada. J’étais aussi vraiment frustré par le fait que très peu d’entre elles savaient vraiment comment faire des affaires à l’international.
David Morrison : Puis après tu étais ici au siège et tu travaillais dans la… direction de personnel.
Jean-Dominique Ieraci : Oui, parce qu’on avait, c’est un peu, c’est quand on rentre de poste, on a un peu ce défi, les jobs ont toujours l’air vraiment plate quand on revient d’un poste alors on regarde un peu, je me dis ressources humaines, et ce qui m’intéressait le plus là-dedans c’était en effet je me disais bon, si je veux grandir dans ma carrière, j’ai besoin d’acquérir des compétences et il y en une où honnêtement moi j’ai été élevé dans une famille, j’étais fils unique, j’ai pas de… mes parents sont des gens très… qui n’élèvent jamais la voix et je me dis est-ce que je suis capable d’avoir des conversations plus difficiles ou de faire face à plus de conflits? Aux ressources humaines, comme agent d’affectation, bien on déçoit beaucoup de gens, puis il y a beaucoup de gens qui ne sont pas très heureux avec le processus et donc je me suis dit ça va être un bon endroit pour moi pour voir si justement je peux avoir ces conversations-là qui sont pas toujours des conversations difficiles… conversations faciles.
David Morrison : Mais qu’est-ce que t’as appris après quelques années là?
Jean-Dominique Ieraci : Bien, justement c’est… je pense que c’est quelque chose qui est resté avec moi toute ma vie. Si on peut avoir ces conversations-là correctement, en effet le résultat est assez bon… les gens apprécient qu’on leur ait… qu’on leur a dit parfois, au bout de deux, trois ans ils ne comprennent pas pourquoi ils n’ont pas les jobs qu’ils veulent et tu es la première personne à leur expliquer que… écoute, tu as besoin de manger tes croûtes un peu, tu n’es pas rendu là où toi tu te perçois… et… et voici ce que je te propose, ou voici quelques affectations je pense pourrait t’aider à grandir si tu fais les choses correctement et de se rendre compte, je pense, comme gestionnaire, c’est ce qu’on fait tous les jours d’avoir des conversations qui ne sont pas nécessairement très faciles… mais on se rend compte que finalement ce sont des conversations qui méritent d’être… d’avoir lieu et on se fait dire quinze ans plus tard… tu sais la fois où tu m’avais dit… des conversations dont on se rappelle pas nous même, mais clairement qui ont marqué des gens, qui ont dit « ah oui, ça m’a fait réfléchir, j’apprécie que tu me l’avais dit franchement. »
David Morrison : Selon moi, c’est l’une des compétences clés en gestion. Exact? Il est très facile de dire aux gens ce qu’ils veulent entendre et les faire se sentir bien. Et souvent ce n’est pas la bonne chose à faire. Tu sais tu... de la même manière que l’on apprend plus de nos échecs que de nos réussites, la conversation de rétroaction franche qui explique pourquoi les choses sont comme elles sont et ce qui doit vraiment changer ou comment la situation pourrait être différente la prochaine fois, ça relève du gestionnaire.
Jean-Dominique Ieraci : Oui, c’est vrai. Je veux dire, j’ai, je me souviens de quelques conversations, quelques trucs que mes gestionnaires m’ont dits. Je pense que j’ai toujours été un bon soldat qui faisait bien son travail, mais je me souviens, un jour, un gestionnaire m’a dit : « OK, je vais réorganiser les secteurs dont tu t’occupes en Corée. » Et essentiellement, il ne l’a pas présenté de cette manière, mais il m’enlevait une tâche, une des plus compliquées, et il l’envoyait à quelqu’un d’autre et il me donnait quelque chose en échange. Et je me suis battu pour ce secteur et je le voulais et j’ai dit c’est, tu sais, je ne veux pas accomplir les autres tâches que nécessitent ces secteurs, en fait je veux avoir quelques secteurs bien garnis. Puis il m’a répondu : « Tu n’es pas tout à fait prêt pour ça, tu sais, il y a quelques trucs. » Et j’ai dit : « Allez, donne-moi une chance, mais j’ai besoin de ton mentorat ou de ton soutien. »
David Morrison : Exact.
Jean-Dominique Ieraci : Et au final, il m’a donné ma chance, mais j’ai réalisé que je n’étais pas encore prêt pour ça.
David Morrison : Exact.
Jean-Dominique Ieraci : Et cela m’a fait réaliser que j’avais besoin de ce soutien, et que je devais, que je devais me mettre dans ses souliers pour comprendre ce qu’était le secteur de la défense. C’était donc plus que simplement aider les PME et de simples services de délégué commercial. Nous étions plus dans un travail de type diplomatie commerciale.
David Morrison : Exact. Nous y reviendrons lorsque nous parlerons de ton poste actuel... à Mexico. Mais, il y a un autre aspect auquel… je voudrais… explorer. Après la Corée et ici à Ottawa tu avais des affectations en Syrie, à Singapour, puis cinq ans, je crois, à Paris, mais pendant toutes ces affectations… tu as formé la moitié d’un couple d’employés ici au ministère. Les défis et les avantages de... je suppose d’un couple d’employés, particulièrement à mesure que... que le couple dure, je pense que… les gens auraient intérêt à écouter. Les compromis que vous avez dû accepter, de quoi ont l’air les discussions, comment vous y arrivez.
Jean-Dominique Ieraci : Bien c’est écoute, c’est sûr, je vais commencer par les avantages.
David Morrison : Oui.
Jean-Dominique Ieraci : C’est d’avoir une femme qui vit la même chose que soi, qui comprend tout à fait le milieu dans lequel qu’on… de flexibilité qu’on doit avoir dans notre vie, dans notre carrière, élever nos enfants et tout ça. Ça aide, ça nous permet aussi d’être très sains, comme par exemple dans un cocktail, quand on connait personne et on rentre, on est au moins déjà deux, quand on fait notre networking et on peut se présenter des nouvelles… alors on a déjà un mini groupe… déjà pré organisé avant de partir en poste, mais c’est certain qu’il faut faire des compromis parce qu’elle est venue, ma femme est venue me rejoindre quand j’étais en Syrie, elle a pris un congé sans solde… l’étape suivante on lui avait en fait proposé quelque chose et moi j’allais la suivre et puis un peu dernière minute… on a décidé… elle plus que moi que c’était pas le bon moment.
David Morrison : Ce n’était pas le bon moment oui.
Jean-Dominique Ieraci : De vie d’aller dans un poste qui était quand même assez difficile, nous avions alors des jeunes enfants, donc… bon ce qui est arrivé c’était plutôt elle qui m’a suivi lors du deuxième poste.
David Morrison : Oui.
Jean-Dominique Ieraci : On m’a appelé pour aller à Paris, mais là ce n’était pas une condition, mais pour moi, pour elle c’était clair que après trois ans à Singapour ou elle n’avait pas travaillé, elle avait fait du bénévolat, elle a fait des trucs… elle a gagné des expériences intéressantes, mais au côté carrière, elle n’avait pas avancé que bon… on n’ira pas passé quatre ou cinq ans à Paris ensuite sans qu’elle puisse avoir un bon niveau de développement professionnel, donc ce n’est pas des conditions que nous posions, mais l’affectation n’allait pas fonctionner si il n’avait pas un bon espoir d’avoir un travail intéressant et là-dessus on a pu compter sur un directeur général qui nous a énormément appuyés dans la transition parce qu’il n’y avait pas de job dans la première année pour elle là-bas, mais ensuite elle a obtenu un poste de conseiller politique à Paris, et donc… donc ça l’a fonctionné très bien et au Mexique c’est moi qui l’ai suivi d’une certaine manière.
David Morrison : Oui, oui, oui.
Jean-Dominique Ierarci : Ma job s’avère fort intéressante, mais au départ.
David Morrison : Oui, mais.
Jean-Dominique Ierarci : C’était plutôt, c’était plutôt elle qui…
David Morrison : Oui
Jean-Dominique Ieraci : Développement de… carrière.
David Morrison : Je me souviens très bien parce que j’étais le… j’étais le sous-ministre adjoint à ce moment-là et on ne se connaissait pas et il y avait cette possibilité d’avoir un couple… qui est, je pensais… ce sera peut-être fort intéressant d’avoir… un couple, mais il avait des risques aussi… et vous êtes débordés… c’est-à-dire que… Jean-Do a un… Jean-Do est EX-3 dans un poste EX-2… mais… je crois que ça fonctionne très bien maintenant à Mexico… il y a une innovation que nous avons essayée où il y a une rotation D-HOM, annuellement, je pense, nous... étions d’accord, mais nous avons discuté des autres modèles. Je sais que les Britanniques ont un partage de l’emploi où on sait que quelqu’un est le HOM pendant six mois, puis le conjoint est le HOM pendant six mois.
Jean-Dominique Ieraci : Oui, j’ai déjà vu... j’ai vu quelques exemples du genre, j’ai vu les six mois en six mois, j’ai aussi vu les Suisses faire un partage d’emploi sur une base quotidienne et tu sais...
David Morrison : comme le matin et l’après-midi.
Jean-Dominique Ieraci : Le matin et l’après-midi. Et la première fois que j’ai entendu cela, j’ai pensé que c’était vraiment fou. Je veux dire quand on vous appelle. Je veux dire, comment vos contacts peuvent savoir à quelles heures du matin ou de l’après-midi ils peuvent vous appeler? Cela n’a aucun sens. Mais vous savez en fait... en fait ça fonctionne. Vos contacts ne sont pas stupides. Ils arrivent à comprendre. Et oui, s’il y a une crise, il y a une crise. Ce qui se produit finalement, vous finissez par travailler probablement un peu plus que... que les heures réelles. Mais une fois encore, si vous voulez que ça fonctionne pour... pour un couple, vous devez faire preuve d’un peu de créativité et il ne s’agit pas simplement que ça fonctionne pour un couple, c’est probablement plus un problème quand vous cherchez à promouvoir la présence des femmes dans l’organisation, il reste que les femmes ont tendance à prendre davantage de congés et c’était... c’était pas mal comme ça quand j’ai... quand j’ai commencé dans les années 90. C’était encore les hommes qui étaient dominants, la haute direction, etc. Mais si vous voulez faire la promotion des femmes, vous devez trouver une façon d’être plus flexible.
David Morrison : Pour comprendre ces modèles.
Jean-Dominique Ieraci : Pour être flexible. Et cela fonctionne d’une manière relativement facile. De ce que je peux comprendre, je veux dire, les gestionnaires ne le voient peut-être pas d’un bon œil au départ et je crois que la clé est... est que si les deux personnes ont un haut rendement, cela fonctionne très bien. Je pense qu’alors la clé devient que si un des deux est très fort et que les deux partagent le même emploi, de toute évidence, en tant que gestionnaire, vous aurez tendance à toujours vous fier au plus fort des deux.
David Morrison : Ouais. Là encore c’est très, c’est très. C’est compliqué, mais ça peut rapporter gros pour tout le monde, incluant les... incluant les familles.
Jean-Dominique Ieraci: Comme vous pouvez l’imaginer, nous passons, nous... le travail ne s’arrête pas à cinq heures. Ma femme et moi nous avons eu certaines conversations sur la manière dont on devrait faire telle chose la semaine suivante ou. Alors nous... nous essayons de... nous essayons de limiter la quantité de travail que nous ramenons à la maison. Sinon on ne relaxe jamais vraiment, mais c’est... Je pense que le problème survient si le couple commence à aller plus vite et plus vite, alors là, c’est un problème.
David Morrison : C’est ce que je voulais dire par... par... par quelquefois hautement risqué. Il y a aussi le problème que l’un ne peut pas soumettre un rapport à l’autre. Selon nos règles, ce qui rend le tout encore plus complexe quand on entre dans le territoire des HOM. Mais tu as parlé, il y a quelques moments, des années 90, et les changements de ministère depuis ce temps-là. Parle-moi des changements, de l’évolution du… du service des délégués commerciaux. C’est un service très différent de celui de tes débuts.
Jean-Dominique Ieraci : Oui, quand j’ai commencé déjà, écoute au jour un on n’avait pas de email sur nos bureaux.
David Morrison : Oui oui.
Jean-Dominique Ieraci : Alors, on parle d’une époque que pour beaucoup de tes auditeurs n’est pas complètement révolu, en tout cas, je sais mes enfants peuvent pas imaginer un monde sans médias sociaux et à l’époque le Service de délégués commerciaux n’avait même pas défini ses clients, ni quels étaient les services qui étaient offerts. Je me souviens en Corée un jour avoir passé, avoir passé des heures et des heures et des heures, il y avait un gars au Canada qui pour des questions de hobby aimait acheter des avions, il cherchait un Dash-3, pendant la guerre de Corée, je pense que c’était un Dash-3… un vieil avion de… il savait qu’il en restait quelques-uns qui étaient dans des hangars en Corée et moi j’ai passé des jours et des semaines à chercher les avions pour que lui les achète, et là on se dit, oui ça valait la peine de définir qui étaient nos clients, et quels étaient nos services parce que ce n’était pas une manière très efficace de procéder. On recevait les fax le matin, on choisissait grosso modo ce qu’on allait faire et puis on répondait aux questions et on faisait le suivi. Je me souviens aux fins des années 90, nous avons justement défini qui étaient nos clients et ç’a été une gestion de changement très difficile parce qu’il y a beaucoup de gens qui ont dit qu’on va perdre tous nos clients. Beaucoup de mes collègues disaient que ce n’était pas possible.
David Morrison : Parce que c’était très responsive… oui?
Jean-Dominique Ieraci : Oui
David Morrison : Aux fax, aux emails
Jean-Dominique Ieraci : Et on faisait ce qu’une compagnie canadienne souhaitait qu’on fasse
David Morrison : Exact
Jean-Dominique Ieraci : Et là c’était vraiment la première fois qu’on réfléchit à ce qui était de la valeur ajoutée, ce qui était le bien public par rapport à ce qu’une compagnie doit faire elle-même et donc, ça l’a été un événement de transformation assez important. J’ai vu… on avait fait à l’époque donc nos… core services… les six services de base… quelques années plus tard, un autre processus de gestion de changement, on est passé à quatre services de base, parce que nous sommes rendus compte assez vite avec le Web… dire aux gens à quel hôtel resté dans une… à Séoul ou à Damas, ce n’était plus nécessaire, c’était de l’information qui était disponible, donc on s’est rendu compte qu’il fallait, pour continuer d’être pertinent, il fallait que notre offre de service est de plus en plus de valeur ajoutée.
David Morrison : De valeur ajoutée.
Jean-Dominique Ieraci : Mais à travers ce moment-là tu te rappelleras pour le moment David, il y avait toutes ces questions, on se demandait si la diplomatie était encore nécessaire, parce que maintenant on pouvait lire les nouvelles n’importe quand et je me souviens nous ça été difficile, mais je me souviens que la discussion pour les agents politiques était nettement plus compliquée parce que beaucoup se voyaient comme des gens qui faisaient le sommaire des journaux… déjà ils en faisaient plus, mais… beaucoup plus de mal à concevoir ce qu’ils faisaient que nous au commerce où déjà nous avions déjà instinctivement compris qui était notre client. Donc, le monde a évolué, maintenant on est rendu à ce qu’on appelle le TCS Refresh — la rénovation du Service de délégués commerciaux — une opération que chaque organisation doit effectuer de toute façon à tous les cinq, six, sept ans, il est temps de s’asseoir et réfléchir à tout ça et là ce dont on se rend compte, la pression principale c’est que nous avons des effectifs limités, nous servons un nombre de compagnies, on peut pas en servir plus avec les ressources que nous avons, donc si on veut obtenir plus d’impact faut qu’on passe plus de temps avec des meilleures compagnies, mais ça ouvre la porte à des services différenciés et des compagnies qu’on sert plus par rapport à des compagnies qu’on sert moins, tu peux imaginer le genre de défi que sa pose pour la fonction publique de dire à des gens « toi tu fais partie du club or, toi du club platine et toi du club plastique, 1-800 appelle moi pas »… ça crée, ça crée des tensions dans l’organisation et toute la gestion du changement qu’on doit effectuer parce que c’est ça va des systèmes… partenaires
David Morrison : C’est comme le monde d’affaires fonctionne… il faut le faire
Jean-Dominique Ieraci : Mais on n’a pas de choix, c’est ce qu’on voit nous je pense l’immense chance que nous avons… à Affaires mondiales Canada et dans le service des délégués commerciaux, nous avons une centaine de bureaux à travers le monde et ces bureaux sont isolés, ils peuvent totalement ignorer les instructions qui viennent d’Ottawa quand on le souhaite
David Morrison : Je suis choqué.
Jean-Dominique Ieraci : Oui, c’est ça. Tu vas être surpris de l’apprendre, mais surtout ça nous donne une autonomie qui permet énormément d’innovation, donc je pense beaucoup des idées, des avancés que nous voyons présentement dans les discussions sur l’innovation des services des délégués commerciaux sont réellement des idées qui viennent des postes. Beaucoup… presque toutes les meilleures initiatives qu’on a eues au cours des dernières années, que ce soit nos accélérateurs technologiques, ou d’autres, ce sont des idées qui ont été développées dans les postes et en général un délégué commercial qui ne dit à personne à l’extérieur de son affectation que l’appui de son ambassadeur ou de son chef de mission et qui attendent de voir si ça fonctionne avant de le dire à Ottawa, parce que sinon Ottawa va mettre un cadre de travail et va créer… va évaluer le programme avant même qui fonctionne, ça vient très très lourd à gérer, donc nous avons cette force et cette capacité d’innovation dont on profite finalement… c’est un peu difficile à la fonction publique, mais ça fonctionne assez bien.
David Morrison : Ça fonctionne. Il y aura toujours une tension et nous vivons avec quotidiennement quand nous réfléchissons à quelques-uns de nos défis en RH et quand nous réfléchissons aux nombreuses choses importantes de notre programme pour les entreprises. Il y aura une tension entre la spécialisation et les généralistes, les spécialistes et les généralistes. Et dans un ministère fusionné, vous savez, évidemment, nous avons la base diplomatique, nous avons le Service des délégués commerciaux, nous avons nos spécialistes en développement et toute l’équation devient de plus en plus compliquée quand… quand on monte vers les niveaux supérieurs. Par exemple, il faut pour les EX3 avoir une compétence fonctionnelle étendue, mais ils doivent aussi être des directeurs généraux et les gens ont des visions différentes de la manière d’encadrer le cercle des généralistes spécialistes. J’aimerais parler davantage de ce que tu appelles la diplomatie commerciale parce qu’à mon avis, elle est très proche du type de dialogue politique qui a lieu dans l’espace de développement et franchement très proche de ce qui... dans l’espace diplomatique traditionnel est appelé la défense des intérêts.
Jean-Dominique Ieraci : Non, et absolument et je crois que c’est, je pense que le débat spécialiste contre généraliste est un peu artificiel. Je pense que les spécialistes ont tendance à être plutôt des subalternes dans le système. On grandit en tant que spécialiste et au fur et à mesure, en français on dit on rajoute des flèches… des cordes à son arc.
David Morrison : Oui, oui.
Jean-Dominique Ieraci : Au fur et à mesure on acquiert, tu sais, j’ai acquis de l’expérience comme gestionnaire en grandissant, j’ai acquis de l’expérience dans des dossiers plus complexes, j’ai acquis de l’expérience... on passe de l’aide aux PME qui cherchent un distributeur à une entreprise de moyenne ou grande taille qui vise à décrocher un contrat, un contrat d’infrastructure, ils.... ils cherchent des partenaires. Il se peut que l’on... que l’on, tu sais, fasse du lobbying envers le gouvernement.
David Morrison : C’est plus une sorte de réseau de courtage.
Jean-Dominique Ieraci : C’est un réseau plus efficace. C’est à long terme. On y passe plus de temps, donc comme on grimpe les échelons, on doit élargir sa vision et élargir la portée de ce que l’on fait. Au départ, j’ai probablement réalisé la première partie de cela à Paris... J’ai réalisé qu’il y avait... il y avait en fait un lien entre ce que je faisais, un emploi purement commercial et le besoin réel de faire du lobbying... du lobbying sur le gouvernement. Et j’utilise le mot lobbying, je veux dire nous... nous... nous utilisons défense des intérêts plus souvent.
David Morrison : Mais c’est du lobbying.
Jean-Dominique Ieraci : Mais la réalité c’est que nous faisons du lobbying, mais d’une manière tellement... tellement plus agréable parce que c’est dans des dossiers plus plaisants et parce que nous sommes le gouvernement et que nous projetons nos valeurs et nous faisons aussi la promotion de nos valeurs. Mais quand on tombe dans... dans des dossiers plus complexes et en France j’ai eu, j’ai, tu sais, le premier mois d’emploi, on hérite des pires tâches qu’on n’aura jamais n’est-ce pas! Donc à mon premier mois d’emploi j’ai eu la tâche et disons que tu dois faire pression sur le président Sarkozy. Il est alors le président de l’Union européenne au moment de l’emploi dont je vous parle puisque nous tentions d’enclencher des négociations avec l’Europe, des négociations commerciales avec l’Europe et nous n’arrivions à rien. Et avec son aide, s’il faisait pression sur l’Europe, nous allions peut-être arriver à quelque chose. Donc, bien sûr, il y avait, comme on le dit en français, un grand moment de solitude, où l’on se dit que l’on n’est pas suffisamment équipé, que notre réseau n’est pas à un niveau suffisant pour convaincre Nicolas Sarkozy de nous aider. Mais... mais... mais nous l’avons fait et avec l’ambassadeur, un merveilleux ambassadeur, Marc Lortie qui heureusement possède une grande d’expérience à faire ce genre de chose, il n’était pas un spécialiste en commerce, mais il savait comment faire avancer un dossier au gouvernement. J’ai vu comment on fait avancer ce dossier dans le gouvernement. Et je me souviens de la dernière... la dernière rencontre au palais de l’Élysée avec le conseiller diplomatique de Sarkozy et la conversation, et il a dit : « Oui, vous avez tout notre soutien. » Et l’ambassadeur a dit : « Vous savez à Bruxelles, ils ne nous aident pas vraiment. » Puis le matin suivant, à 9 h, notre homme à Bruxelles m’appelle et me dit : « Qu’avez-vous fait aux Français, ils ont le feu au... ils sont partout. » Et nous avons enclenché les négociations. Nous avons eu la crise des isotopes et à un moment, si tu te souviens, nous avons simplement, nous avons eu à fermer Chalk River. La tâche que cela représente revient au gars du commerce parce que, je suppose que c’est le gars le plus technique et qu’il a tous les contrats. Les Français étaient les seuls qui pouvaient fournir des isotopes pour les soins médicaux, mais leur centrale allait tomber en... en entretien et elle allait fermer. Mon travail était de garder cette centrale en marche.
David Morrison : Garder cette centrale en marche.
Jean-Dominique Ieraci : Donc si on passe rapidement au Mexique, et au Mexique je pensais que j’allais faire de la plongée. J’ai accepté l’emploi. J’ai suivi ma femme. Ce sera plaisant, c’est ensoleillé. Et c’est alors que M. Trump a été élu et les Mexicains pensaient que nous allions les sacrifier relativement à l’ALENA. C’était partout dans les médias. Mis à part la relation qu’entretenait la ministre Freeland avec le ministre du Commerce du Mexique, il n’y avait pas de bonne relation. La marge de manœuvre était donc très mince. Le manque de... la très petite, le manque de confiance était très flagrant. Mon travail était de... de bâtir la confiance. Mon travail était de m’assurer que... que, pas que nous n’allions pas les sacrifier, mais qu’ils n’allaient pas réagir à cette... cette fausse information et en fait, qu’ils s’entendent rapidement avec les États-Unis. Alors, comment organise-t-on cela? C’est vrai. On peut dire avec des négociations commerciales un peu à l’extérieur du Service des délégués commerciaux et c’est cela, mais disons qu’on parle des oléoducs qui se font bloquer actuellement au Mexique, on parle des intérêts miniers qui se font bloquer actuellement. La ligne de transmission, tu sais, le Mexique est... suffisamment développée pour avoir beaucoup de règles, mais la règle de droit est un peu faible, donc ces règles ont tendance à être utilisées pour des fins d’extorsion. On se retrouve face à face avec les trafiquants. On se retrouve face à face avec des intervenants qui ne sont pas familiers quand on... quand on aborde des... des enjeux commerciaux. Mon travail et de foncer et de travailler avec le gouvernement et dire, messieurs, vous savez que ça peut aller jusqu’à... vous devez envoyer l’armée, vous devez envoyer la police. Et mon travail est d’influencer un ministre et faire en sorte que les appels entre les ministères aient lieu. Parce qu’un jour dans notre carrière on se rend compte que, une minute, personne à Ottawa ne va me donner des instructions. Je suis celui qui doit informer Ottawa.
David Morrison : Voici ce que nous devons faire.
Jean-Dominique Ieraci : Voici ce dont nous avons besoin maintenant.
David Morrison : J’étais le destinataire de certains de ces appels.
Jean-Dominique Ieraci : Et tu en étais le destinataire. Appelez... appelez-nous s’il vous plaît.
David Morrison : Donc... donc tu as, Jean-Do, tu as de manière très éloquente démontré ce que j’essayais de démontrer, qu’à un certain niveau la... la nation commerciale du Canada ne dépend pas uniquement des délégués commerciaux pour faire de la promotion, mais de tous les diplomates pour nous assurer d’être bien connectés dans les endroits où nous tentons de vendre, savoir ce qui s’y passe et qu’ils peuvent aider à faire en sorte que les choses soient favorables au Canada.
Jean-Dominique Ieraci : Non et vous le voyez. Je reçois des appels d’entreprises qui me disent « je sais que vous le faites déjà, pouvez-vous dire à l’ambassadeur du pays X de faire la même chose pour nous », puis nous leur parlons et je dis « bien je ne pense pas que c’est mon travail de faire du lobbying auprès du gouvernement en leur nom ». Ça l’est.
David Morrison : Ça l’est!
Jean-Dominique Ieraci : Oui, ça l’est. Ça ne veut pas dire qu’on doit le faire pour chaque entreprise. On doit s’assurer que c’est aussi... que c’est dans le meilleur de nos intérêts, etc. Je n’aiderai pas n’importe quelle entreprise qui cogne à ma porte. Mais il arrive qu’une entreprise n’applique pas ses propres règles et qu’elles doivent être appliquées.
David Morrison : Le pays n’applique pas ses propres règles.
Jean-Dominique Ieraci : Le pays ne le fait pas, non, désolé. Ils essaient d’exproprier nos entreprises. Ils tentent de les bloquer. Ils tentent de favoriser les entreprises nationales ou les entreprises de pays tiers qui fonctionnent selon différentes... différentes règles disent-ils. Oui on se doit d’intervenir et cela ne signifie pas qu’un ambassadeur doit avoir une connaissance approfondie du fonctionnement des affaires. Un ambassadeur ne fait pas son travail s’il n’a pas un réseau solide de gouvernement clé qu’il peut influencer quand le gouvernement du Canada en a besoin.
David Morrison : Oui, tout à fait. Bon, écoute Jean-Do, on pourrait continuer. C’est un plaisir de discuter avec toi. J’apprends toujours des choses. Nous n’avons même pas abordé notre sujet préféré aujourd’hui, qui est habituellement le vin. Nous allons donc y revenir.
Jean-Dominique Ieraci : En fait, nous n’en avons pas. Nous n’avons pas le droit de boire au travail. Et nous sommes présentement dans ton bureau, alors.
David Morrison : Alors nous y reviendrons une autre fois. Alors, merci mille fois, merci d’être ici et merci pour tout ce que tu fais chaque jour pour le Canada.
Jean-Dominique Ieraci : Avec grand plaisir, il n’y a pas de job plus agréable quand on sait qu’on défend les intérêts de son propre pays. C’est très noble et c’est passionnant, surtout quand on peut aller à la plage de temps en temps.
David Morrison : OK, merci.