La Révolution Commerciale
Comme tous ceux de ma génération vivant dans l’Ouest du Canada, je ne peux oublier la terrible convergence de la grande dépression et de la grande sécheresse des Prairies, qui ont toutes deux commencé en 1929. À cette époque, j’avais 18 ans et je luttais pour gagner ma vie et poursuivre mes études.
Ces deux catastrophes ont laissé une impression indélébile sur moi et mes contemporains. La Seconde Guerre mondiale a mis fin à la dépression et avec sa conclusion a été entamé un remodelage de la société canadienne visant à éviter le retour d’une autre dépression, à promouvoir le développement économique, et à mettre en place un filet de sécurité sociale permettant de protéger les personnes âgées, les chômeurs, et les malades contre la pauvreté, les privations et les humiliations qu’ils avaient connues avant la guerre.
Pendant la guerre, on m’a demandé d’occuper un poste au ministère des Finances et j’ai eu le privilège de travailler avec les responsables de l’orientation économique adoptée pendant cette période et au cours de la période de reconstruction de l’après-guerre.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, j’aimerais vous décrire les débuts de ma participation aux affaires publiques pour deux raisons. D’abord, parce que lorsque je suis arrivé à Ottawa pour occuper mon poste du temps de guerre, je me suis rendu compte de l’importance des enseignements d’O.D. Skelton, même s’il n’était plus parmi nous. M. Skelton avait été nommé sous-secrétaire d’État aux Affaires extérieures par le premier ministre libéral Mackenzie King. Vu que Mackenzie King était également ministre des Affaires étrangères, M. Skelton était en réalité le fonctionnaire le plus haut placé d’Ottawa. Son poste lui a permis de s’entourer de personnes talentueuses et d’ancrer ainsi la tradition de compétence, d’impartialité et de neutralité politique qui a marqué les échelons supérieurs de la fonction publique du Canada, dont il est considéré, à juste titre, comme le fondateur. Parmi ses recrues les plus importantes, signalons Clifford Clark, un de mes anciens collègues de l’Université Queen’s. M. Skelton avait persuadé le premier ministre conservateur R.B. Bennet de nommer M. Clark au poste de sous-ministre des Finances, et c’est ce dernier qui m’a demandé, en 1942, d’accepter le poste que j’ai occupé au ministère des Finances pendant la guerre. J’ai été ainsi appelé à côtoyer un grand nombre des personnes que M. Skelton avait attirées à Ottawa, dont Lester B. Pearson, pour lequel j’ai travaillé bien des années plus tard, au ministère où il exerçait ses fonctions.
Récemment, le premier ministre m’a demandé de donner des conseils aux nouveaux ministres de son gouvernement. Je leur ai donc dit: « Apprenez d’abord à connaître votre sous-ministre, car il sera votre soutien le plus fiable. En effet, votre sousministre veut que vous réussissiez car son succès dépend du vôtre. Si vous échouez, c’est lui ou elle qui devra réparer les pots cassés. » Je pense qu’O.D. Skelton aurait été d’accord avec moi.
La deuxième raison pour laquelle j’ai fait allusion à la grande dépression et la grande sécheresse est que cette période représente un excellent point de départ pour une conférence intitulée « L’éthique en matière de commerce internationale ». C’est le titre que j’avais proposé lorsqu’on m’a demandé de quoi j’allais parler avant même que je n’aie écrit un seul mot. Je traiterai des questions d’éthique qui jouent sur le commerce, mais comme vous le verrez, elles ne sont pas aussi centrales que le titre ne le laisse entendre.
Je suis le premier conférencier de la Conférence commémorative O.D. Skelton à avoir été politicien et ministre d’État. Ce fait, et mon présent poste, très mal payé, de conseiller personnel du premier ministre, m’obligent à dire que la perspective que je donne de la politique commerciale passée et présente est personnelle et non pas officielle.
Je commencerai donc par vous rappeler quelle était l’attitude des politiciens et du grand public au sujet du commerce international pendant les terribles années 30, non seulement au Canada, mais partout dans les pays avancés. Le début de la dépression et la vague de chômage et de faillites qui a suivi ont incité les gouvernements à avoir recours à des mesures protectionnistes, soit l’imposition de restrictions additionnelles sur les importations. Au Canada, le premier ministre Bennett s’est vanté d’avoir fait irruption sur les marchés étrangers en augmentant les droits de douane. De leur côté, les États-Unis ont appliqué les scandaleux droits de douane dits SmootHawley, qui représentaient le niveau de protection le plus élevé de toute l’histoire américaine et qui correspondaient à la philosophie isolationniste dominante de l’époque dans ce pays. Bien que la dépression ait été moins grave en Grande-Bretagne et dans les pays d’Europe, les gouvernements de ces pays ont néanmoins cédé à la demande populaire en imposant de nouvelles barrières aux importations.
Avec le recul, il est évident que les mesures protectionnistes devant atténuer les effets de la dépression ont donné le résultat contraire : ils l’ont prolongée. Dans une certaine mesure, ce résultat négatif a été reconnu avant le début de la guerre. En effet, en 1932, les pays de l’Empire britannique se sont accordés mutuellement des préférences commerciales, ce qui a rompu quelque peu, quoique d’une manière discriminatoire, la vague protectionniste. Par ailleurs, R.B. Bennett a entamé des négociations avec les États-Unis pour mettre en place un ensemble de réductions tarifaires, et Mackenzie King les a menées à terme lorsqu’il a repris le pouvoir en 1935. Ces mesures ont été appliquées à tous les pays avec lesquels le Canada avait des ententes commerciales au titre de la nation la plus favorisée. Avant que la guerre n’éclate en 1939, le niveau moyen de protection tarifaire entourant le Canada se situait, comme dans le cas des États-Unis, entre 25 et 30 p. 100, soit un des niveaux les plus élevés parmi les pays occidentaux surtout en ce qui concerne les biens manufacturés. Les Canadiens étaient encore, avant la guerre, épris de la politique nationale de John A. Macdonald.
Les réformateurs financiers de l’après-guerre, y compris certains Canadiens de renom tels que Louis Rasminsky, se sont réunis à Bretton Woods en 1944. Cette rencontre visait à rétablir la confiance à l’égard des devises et amasser des fonds qui pourraient être investis dans les pays sous-développés, ce qui a mené à la formation du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale. Du côté du commerce, les réformateurs, dont Dana Wilgress et John Deutsch, se sont rencontrés quelques années plus tard à La Havane et à Genève pour promouvoir la formation d’une organisation internationale du commerce conçue pour remettre de l’ordre dans les relations commerciales perturbées par la guerre, et créer un cadre de négociations entre les pays membres permettant de réduire les obstacles au commerce.
Les États-Unis rejetèrent le concept d’une organisation internationale du commerce. La délégation canadienne a donc dû se contenter de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), qui s’est révélé l’un des instruments de réforme économique les plus efficaces et aussi les moins bureaucratiques de l’après-guerre.
Le GATT est devenu le moyen par lequel les gouvernements des pays avancés du monde libre (comme on les appelait alors) ont fait des concessions réciproques et supprimé un à un les obstacles au commerce qu’ils avaient érigés pendant les mauvais jours des années 30.
Au cours des sept cycles de négociations entre les pays membres, qui se sont échelonnés sur près de cinq décennies, les tarifs douaniers ont été graduellement réduits et éliminés. Lorsque les réductions prévues au cours des dernières négociations – dites de l’Uruguay Round – seront appliquées, le niveau moyen des droits de douane imposés par les États-Unis, la Communauté européenne et le Canada au titre de la clause de la nation la plus favorisée seront de l’ordre de 2 à 3 p. 100. Très peu de tarifs douaniers seront supérieurs à 5 p. 100. Il y aura des exceptions parce que certaines restrictions quantitatives seront remplacées par des droits de douane, qui seront malheureusement très élevés. Et, bien entendu, certaines restrictions quantitatives importantes pour le Canada demeurent en vigueur particulièrement en ce qui concerne l’Union européenne.
Le Canada a été l’un des principaux pays à soutenir le GATT dès la création de ce dernier. Il s’agit d’une tribune multilatérale. Ses membres, dont le nombre a augmenté d’année en année, sont des pays avec lesquels nous effectuons des échanges commerciaux, que nous souhaitons accroître. Par exemple, en 1954, l’une des principales raisons pour lesquelles nous avons signé un accord commercial avec le Japon était de parrainer ce pays en tant que membre du GATT afin de le ramener à l’intérieur des règlements internationaux. Le principe du traitement de la nation la plus favorisée – en d’autres termes, le principe de non-discrimination – est conforme à la perspective canadienne sur le monde : nous voulons autant de liberté que possible.
Malgré cela, dans le cadre du GATT, le Canada n’a pas toujours négocié de la même manière que les autres pays industrialisés. Par exemple, pendant le 6ecycle de négociations sur la réduction des tarifs douaniers – le Kennedy Round – alors que j’étais ministre du Commerce, nous n’avons pas accepté une réduction généralisée du pourcentage de nos droits de douane. Nous avons fait valoir qu’en raison de la nature de notre commerce – soit l’exportation d’une proportion élevée d’articles alimentaires et de matériel brut, et l’importation de produits manufacturés – les autres pays obtenaient pour leurs produits manufacturés un accès beaucoup plus important à nos marchés que nous n’obtenions d’une réduction égale du pourcentage des tarifs douaniers, déjà peu élevés, sur les articles alimentaires et le matériel brut dans les pays vers lesquels nous exportions. Nous avons insisté pour obtenir des avantages équivalents – ce qui a fait que nos droits de douane sur les produits manufacturés sont demeurés relativement élevés. A l’époque, cette politique était bonne. Le gouvernement a été applaudi pour l’habileté avec laquelle il avait mené ses négociations. Toutefois, il en est résulté que nos coûts sont demeurés obstinément élevés. Par conséquent, nous avons eu plus de difficultés à nous adapter à l’Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis (ALE) et aussi à la mondialisation des marchés.
Le multilatéralisme a été et demeure une tendance persistante de la politique commerciale canadienne, bien qu’on s’en soit un peu éloigné par la signature d’un accord de libre-échange avec les Etats-Unis. C’est pourquoi nous continuons à participer aux négociations du GATT et c’est pourquoi nous appuyons la formation d’une organisation mondiale du commerce. C’est également pour cette raison que nous appuyons l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) et son expansion. Plus il y aura de membres signataires de l’ALENA, moins nous nous sentirons isolés dans nos rapports avec les Etats-Unis.
La seconde tendance persistante de la politique commerciale canadienne réside dans notre préoccupation à l’égard des relations canado-américaines, préoccupation qui remonte aux débuts de la Confédération. Je ne tenterai pas de faire un relevé historique depuis 1867. Je me contenterai d’illustrer la nature de ces relations en relatant certains événements plus récents auxquels j’ai participé.
Certains d’entre vous se souviennent peut-être d’une conférence de presse du premier ministre John Diefenbaker à son retour d’un voyage au Royaume-Uni en 1957 au cours de laquelle il a déclaré que nous devrions réduire de 15 p. 100 nos importations des États-Unis en faveur de la Grande-Bretagne. Je me souviens très bien de cette occasion parce que j’étais alors sous-ministre du Commerce et que j’avais préparé un mémoire à l’intention du Ministre signalant les difficultés et les dangers d’une telle proposition. Malgré les avertissements de ses conseillers, le gouvernement Diefenbaker a défendu cette idée de déviation du commerce au cours d’une réunion du comité dit ministériel conjoint à Washington en 1957. Le ministre des Finances, Donald Fleming, a alors signalé que le Canada ne voulait pas mettre tous ses oeufs dans le même panier. John Foster Dulles a rétorqué que la raison pour laquelle le Canada vendait autant de produits aux États-Unis était que les Américains payaient comptant, et qu’en outre, le Canada n’aurait pas pu vendre grand chose à l’Europe s’il n’y avait pas eu le Plan Marshall. La remarque était assez brutale.
Le gouvernement britannique, bien entendu, a aimé cette idée de réorientation du commerce et a suggéré que la signature d’un accord de libre-échange entre le Canada et le Royaume-Uni serait un moyen de la réaliser. Le gouvernement canadien a prétendu qu’aucune proposition de ce genre n’avait été faite. J’ai appris plus tard que le gouvernement britannique avait été déçu des résultats parce qu’à cette époque le général de Gaulle bloquait les efforts que faisaient les Britanniques pour se joindre à la Communauté européenne.
Comme le prouvent les données statistiques, le Canada était plus dépendant du commerce avec les Etats-Unis à la fin du régime Diefenbaker qu’il ne l’avait été au début.
Lorsque le gouvernement Pearson a pris les rênes du pouvoir en 1963, l’une de ses premières réalisations a été la négociation avec les États-Unis d’un accord sur l’industrie de l’automobile. Fait assez curieux, l’idée est venue des Américains, qui l’ont suggérée comme solution de rechange à une proposition du Canada qui voulait promouvoir l’exportation d’automobiles et de pièces aux États-Unis en supprimant les droits de douane. Les Américains ont fait remarquer que cette proposition ressemblait à une subvention à l’exportation et ferait l’objet de droits compensateurs; pourquoi ne pas, à la place, établir un mode de libre-échange entre les fabricants? Et c’est ainsi que le pacte de l’automobile est né, et il a donné d’excellents résultats pour notre commerce d’exportation et les sociétés concernées, particulièrement celles qui se trouvaient au Canada, et qui appartenaient toutes à des intérêts américains. Ce n’était pas vraiment un accord de libre-échange, bien entendu, parce que les consommateurs devaient encore payer des droits de douane sur l’importation d’automobiles des États-Unis. Mais les objectifs visés avaient été atteints.
Le pacte de l’automobile a tellement bien fonctionné que vers la fin des années 70 et au début des années 80, on a fait des efforts pour trouver d’autres industries offrant les mêmes possibilités d’appliquer une approche sectorielle au concept de libreéchange; mais on a cherché en vain. On n’a pu trouver une autre industrie ayant les caractéristiques particulières de celle de l’automobile, comme le fait d’appartenir entièrement à des intérêts américains.
Jusqu’aux années 70, il y avait une soi-disant « relation spéciale », jamais bien définie, entre le Canada et les États-Unis en matière économique. Elle était fondée sur le principe selon lequel nos économies étaient tellement entremêlées que les Etats-Unis ne pouvaient améliorer leur balance des paiements aux dépens du Canada. Toute tentative à cet effet aurait eu une incidence négative sur les exportations des États-Unis vers le Canada et sur le rendement du capital américain investi au Canada. Je me suis servi de cet argument à plusieurs occasions pour persuader les autorités américaines de modifier l’application de leurs politiques de manière à en exempter le Canada.
En 1971, le secrétaire d’État au Trésor des États-Unis a décidé, en dépit de nos protestations, de traiter le Canada comme les autres pays en imposant une taxe sur les importations du Canada pour des raisons de balance des paiements. La relation spéciale venait de prendre fin. Le gouvernement Trudeau a donc entrepris une révision fondamentale de notre politique à l’égard des États-Unis au terme de laquelle un document, que j’ai signé à titre de secrétaire d’État aux Affaires extérieures, a été publié; ce document a ensuite été appelé la Troisième option. Dans ce document, le Canada rejetait la continuation des politiques pragmatiques en vigueur; il rejetait un accord de libre-échange avec les Etats-Unis (aucun ministre ou sous-ministre n’appuyait cette option) et proposait une troisième option, à savoir: « Le Canada peut poursuivre une stratégie globale et à long terme visant à développer et à raffermir son économie et d’autres aspects de sa vie nationale et en même temps, réduire sa présente vulnérabilité ».
Vu que j’ai signé ce document, je ne suis peut-être pas un juge impartial de ses effets, mais je vais vous dire malgré tout ce que j’en pense. La publication de ce document a vraiment eu pour effet de confirmer la nécessité de soutenir nos institutions culturelles comme la société Radio-Canada et le Conseil des Arts, qui ont aidé à définir l’identité canadienne. Elle a été à la source d’un effort pour diversifier le commerce, surtout pour accroître les échanges avec l’Europe et établir des relations officielles entre le Canada et la Communauté européenne. Elle n’a pas cependant fait naître de changement important dans la direction de notre commerce, qui est même devenu encore plus centré sur les États-Unis. La Troisième option impliquait une restructuration interne de l’économie canadienne devant réduire notre dépendance à l’égard des États-Unis. Cet objectif n’a pas été poursuivi et il était probablement trop difficile à atteindre compte tenu du chevauchement des champs de compétence des gouvernements fédéral et provinciaux.
Je passe maintenant à la décision du gouvernement Mulroney de signer un accord de libre-échange avec les Etats-Unis. Je n’étais plus dans l’arène politique à ce moment-là, je parle donc comme un observateur n’ayant aucune information privilégiée. Ce qui m’a surpris comme tant d’autres, ce fut le moment où la décision a été prise. Pendant la campagne électorale de 1984, on n’avait fait aucun effort pour persuader les électeurs d’appuyer l’accord de libre-échange avec les États-Unis. En d’autres termes, le gouvernement n’avait pas reçu du public le mandat de s’embarquer sur une voie aussi révolutionnaire. La réélection du gouvernement en 1989 impliquait une approbation rétroactive, bien que je doute que la majorité des électeurs canadiens aient été en faveur de l’accord.
L’accord s’inscrivait certainement dans une ligne de pensée conforme à l’attitude générale du premier ministre Mulroney envers les États-Unis et en particulier envers le président. Il voulait un rapprochement des relations. En outre, un accord de libre-échange éveillait l’espoir que prendrait fin l’incertitude relative à la politique commerciale future des États-Unis et à ses effets sur le Canada. Cet espoir ne s’est pas pleinement réalisé. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de vous expliquer certaines des difficultés qui ont surgi. Le gouvernement Mulroney a dû être encouragé à aller de l’avant par le revirement d’opinion de Donald Macdonald, ancien collègue et ministre libéral important, dont le rapport publié à l’issue d’une commission royale sur la question recommandait la mise sur pied d’un accord de libre-échange avec les États-Unis, et aussi par une conversion semblable de la part de Simon Reisman, ancien sous-ministre des Finances, qui, avec Gordon Ritchie, est devenu l’un des principaux négociateurs de l’accord.
Je me suis déclaré contre l’accord non pas parce que je m’oppose au libre-échange; après tout, j’ai passé la plus grande partie de ma vie publique à lutter contre le protectionnisme et les ardents nationalistes économiques. J’ai prêché l’évangile de la libéralisation du commerce. J’ai été l’un des plus fervents partisans du GATT. J’ai dirigé une délégation en Amérique latine. En tant que sous-ministre sous C.D. Howe, j’ai établi des relations commerciales avec l’Union soviétique. Plus tard, comme ministre des Affaires extérieures, j’ai négocié l’établissement de relations diplomatiques avec la République populaire de Chine.
Ici, à Calgary, je me dois d’ajouter que j’ai aidé à paver la voie devant permettre au gaz naturel de devenir l’une des principales exportations canadiennes vers les États-Unis, et ce, en travaillant avec C.D. Howe pour obtenir que le Parlement approuve le pipeline transcanadien, et plus tard, en tant que directeur général de l’Administration du pipe-line du Nord (APN), en appuyant la construction pré-fabriquée du Réseau du transport du gaz naturel de l’Alaska (RTGNA). Si l'on considère que ma principale activité en tant que directeur général de l’APN était de faciliter le mouvement du gaz naturel vers les États-Unis, il est un peu ironique que la raison pour laquelle j’ai été remplacé a été mon opposition publique à YALE.
La raison pour laquelle je suis contre l’ALE est la suivante: la géographie tend à favoriser le commerce entre le Canada et les États-Unis dans les deux directions et soumet les Canadiens à un flot puissant d’influences politiques et culturelles. Pour conserver notre identité, nous avons toujours dû lutter contre ces influences américanisantes. À la lumière de ce fait, je pense qu’il n’est pas sage pour le Canada d’accorder, comparativement aux autres pays, un traitement préférentiel à notre puissant voisin, les États-Unis, dans le domaine du commerce. En d’autres termes, à mon avis, pour que le Canada conserve son identité et autant de liberté d’action que possible, le multilatéralisme est supérieur au régionalisme ou au continentalisme. Mon opinion n’a pas été celle qu’on a retenue. Mes efforts, si modestes soient-ils, visent aujourd’hui à encourager l’expansion de nos horizons commerciaux et à tirer du mouvement vers le libre-échange l’impulsion nécessaire pour que la non-discrimination redevienne le principe directeur de la politique commerciale internationale.
Avant de signaler ce que l’on peut et devrait faire pour atteindre cet objectif, j’aimerais terminer l’énumération des tendances persistantes de la politique commerciale canadienne, telles que je les vois. Premièrement, nous appuyons le principe du multilatéralisme, deuxièmement, nous sommes préoccupés par les relations canado-américaines.
Troisièmement, nous croyons à l’importance du commerce non seulement comme moyen d’accroître nos revenus individuels et nationaux, mais aussi comme moyen de promouvoir la compréhension internationale.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les considérations commerciales ont cédé le pas à la sécurité nationale. Les importations étaient limitées aux articles essentiels, et les exportations destinées à nos alliés et refusées à nos ennemis. Nos choix moraux coïncidaient avec nos intérêts stratégiques. Lorsque la guerre a pris fin et que les divisions de la guerre froide ont surgi, de nouvelles questions complexes touchant à la morale et l’éthique autant qu’au bien-être matériel ont été soulevées dans les débats sur la politique commerciale.
Au coeur du débat on trouvait dune part, l’incompatibilité qui existait entre le système de gouvernement communiste établi dans les pays de l’Est et dirigé par l’Union soviétique et les économies de marché démocratiques de l’ouest, et d’autre part, la peur de l’agression communiste. Pendant une bonne décennie, l’atmosphère de la guerre froide a été glaciale.
En 1955, Lester Pearson, notre secrétaire d’État aux Affaires extérieures, a été invité à visiter l’Union soviétique et il m’a demandé d’y aller avec lui. C’était le premier signe du dégel. Pearson ne voulait pas que sa visite ne soit qu’une séance de photographie. II voulait faire quelque chose de tangible pour favoriser la détente. Il a donc saisi l’occasion pour proposer la négociation d’un accord commercial, qui est entré en vigueur au début de 1956, et grâce auquel l’Union soviétique est devenue l’un des principaux marchés pour le blé canadien.
Je rappelle cet événement parce qu’il illustre l’approche générale que le Canada a choisie au fil des ans en matière de commerce. Comme je l’ai déjà dit, les gouvernements canadiens ont vu la promotion du commerce comme un moyen utile de mieux comprendre leurs partenaires commerciaux sur le plan politique. Ils se sont montrés sceptiques à l’égard des embargos sur le commerce comme moyen de punir les gouvernements d’autres pays ou d’exercer des pressions sur eux afin de les amener à changer leur comportement éthique. Il est arrivé cependant que de temps en temps de telles mesures soient recommandées au Parlement. (Bien entendu, nous avons imposé, avec nos alliés de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), des restrictions sur l’envoi de produits stratégiques vers les pays de l’Est pendant la guerre froide.)
Le Canada n’a jamais de lui seul appliqué de sanctions commerciales. II est arrivé toutefois que nous nous sommes joints aux efforts internationaux ayant un objectif moral. L’un des pays visés a été l’Afrique du Sud et des pressions ont été exercées sur le gouvernement de ce pays afin qu’il abandonne sa politique d’apartheid. Les observateurs impartiaux ont toujours eu des doutes quant à l’efficacité de ces sanctions – et j’étais de ceux-là – mais étant donné que les groupes anti-apartheid de l’Afrique du Sud les appuyaient comme un symbole de condamnation de l’apartheid par le milieu international, elles sont demeurées en vigueur jusqu’à ce que le régime s’effondre soudainement.
Lorsque Castro a renversé le gouvernement Batista à Cuba, les Etats-Unis ont rompu leurs relations avec le nouveau régime et imposé un embargo sur le commerce. Le Canada n’a pas emboîté le pas. Bien que nous ayons pris des mesures pour empêcher que le Canada ne soit utilisé pour contourner l’embargo américain, nous avons estimé important de garder les voies de communications ordinaires ouvertes entre les gouvernements, au moyen de contacts diplomatiques, et avec les Cubains, par le biais du commerce et du tourisme. Si les États-Unis avaient adopté des politiques semblables, j’ose dire que Fidel Castro ne constituerait plus un problème.
En ce qui concerne la révolution chinoise, le Canada et les Etats-Unis ont continué à reconnaître le gouvernement de la République de Chine pendant plusieurs années, bien que son autorité réelle ait été limitée à l’île de Taiwan. Le gouvernement des États-Unis a imposé un embargo sur le commerce avec la Chine continentale; de son côté, le Canada a considéré que toute la Chine était concernée par l’accord commercial en vigueur avant la guerre civile et il a continué à lui accorder le traitement de la nation la plus favorisée. C’est en partie à cause de nos relations commerciales soutenues avec la Chine, et du marché en expansion qu’elle représentait pour le blé canadien, que le gouvernement Trudeau a pris l’initiative d’entamer des négociations pour reconnaître le gouvernement de la République populaire de Chine à Beijing au lieu du gouvernement de la République de Chine à Taiwan. Le Canada se trouve rarement dans une situation lui permettant de faire preuve de leadership sur la scène internationale. Cette fois-là, il a saisi l’occasion. De nombreux pays ont immédiatement suivi son exemple en se servant de la formule canadienne pour ce qui est de Taïwan. Plusieurs années plus tard, le gouvernement des États-Unis a suivi la même route.
La pertinence de ces décisions politiques et commerciales n’a pas vraiment été remise en question nulle part – jusqu’aux événements de la place Tiananmen. J’avais visité la Chine en 1985 et j’avais été impressionné et encouragé par les changements qui s’étaient produits depuis ma première visite en 1972. Il y avait non seulement une amélioration des conditions de vie, mais aussi une nouvelle ouverture dans les conversations personnelles et les discussions. Inutile de dire combien j’ai été consterné et terriblement déçu par la répression sanglante des dissidents de la place Tiananmen.
Le choc et la déception ne m’ont pas cependant amené à conclure que le Canada devrait changer sa politique commerciale à l’égard de la Chine. C’est au moyen du commerce et des voyages que la démocratie et la primauté du droit se font connaître dans le monde, surtout dans les endroits où, jusqu’à présent, l’entreprise a été suffoquée par une bureaucratie autoritaire et arbitraire. Cela est aussi vrai en Chine que n’importe où ailleurs. À mesure que la vaste économie chinoise prend de l’expansion grâce au commerce et à l’investissement étranger, comme c’est le cas présentement, il devient de plus en plus difficile de la contrôler à partir du centre par des méthodes autoritaires et la suppression des droits de la personne. Une plus grande liberté devient une nécessité.
Des progrès considérables ont été accomplis depuis la fin de la guerre pour réduire et éliminer les obstacles au commerce qui ont tellement freiné et dénaturé l’économie mondiale. Il y a eu une véritable révolution commerciale. Ce n’est plus une exagération de parler de la mondialisation des marchés.
Les économies et marchés qui connaissent la croissance la plus rapide sont ceux de la région de l’Asie-Pacifique. Le Japon et Hong Kong ont d’abord pris le devant. Ensuite, Taïwan, la Corée du Sud et les pays du Sud-Est asiatique ont suivi, et maintenant la Chine fait l’objet d’investissements massifs, surtout dans les provinces se trouvant à proximité de Hong Kong.
Bien que son cas ne soit pas aussi spectaculaire, l’Amérique latine, qui a semblé stagner pendant si longtemps, est revenue à la démocratie et commence à prendre sa place au coeur du développement. On ne saurait trouver de meilleur exemple du rapport qui existe entre le commerce et l’expansion de la démocratie.
Il est aussi encourageant de voir que notre gouvernement a poursuivi aussi vigoureusement les possibilités offertes en organisant des missions commerciales importantes et impressionnantes vers les deux régions, menées par le premier ministre et comprenant des centaines de représentants commerciaux. En tant qu’ancien ministre et sousministre du Commerce et secrétaire d’État aux Affaires extérieures, ces développements m’intéressent au plus haut point. Lorsque j’occupais ces postes, il y avait une claire distinction entre la politique étrangère et la politique commerciale. La première portait sur les grandes questions de guerre et de paix. Maintenant que le mur de Berlin est démantelé et que l’Union soviétique n’existe plus, la politique commerciale est passée au centre des activités de la nouvelle entité qu’est maintenant le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international. On définit de plus en plus les relations entre les pays en fonction de leurs liens économiques. L’Union européenne en est un exemple typique. D’abord une zone de libre-échange, elle est devenue ensuite une union douanière et elle acquiert maintenant les attributs d’une entité politique.
La mission commerciale en Amérique latine avait un double objectif: d’abord, promouvoir le commerce et faire éclater le cadre nord-américain de l’ALENA en ajoutant le Chili à la zone de libre-échange, et ensuite, encourager les autres pays de l’Amérique latine à s’y joindre. L’objectif à long terme consiste à créer une grande zone de libreéchange comprenant la plupart des pays des Amériques, bien que l’ALENA n’empêche pas l’ajout de pays d’autres continents. Dans l’intervalle, le nombre des membres de l’Union européenne augmente. Trois pays – l’Autriche, la Finlande et la Suède – s’y sont joints il y a quelques semaines et plusieurs autres, y compris certaines anciennes républiques de l’Union soviétique, demandent l’adhésion.
Nous assistons donc au spectacle de deux groupes géographiques de pays – dont le nombre est à la hausse – occupés à éliminer les obstacles au commerce entre eux tout en maintenant des barrières importantes contre le reste du monde, y compris l’autre zone de libre-échange. Je me demande si ceux qui ont approuvé l’exemption à la règle de non-discrimination du GATT, permettant ainsi les zones de libre-échange, ont prévu ce qui se passe présentement. J’en doute. Car autrement, je pense qu’ils auraient recommandé un ensemble de règles différent.
Dans l’optique de l’objectif général du GATT, qui est de réduire ou d’éliminer les obstacles au commerce, il est curieux de voir que ces deux groupes géographiques, qui comprennent tous les membres du Groupe des 7 sauf un – le Japon – travaillent et réussissent à étendre la portée de leur zone régionale de libre-échange, mais ne semblent pas vouloir libéraliser le commerce entre eux. Il est vrai que les négociations de l’Uruguay Round ont permis de réduire les barrières tarifaires et que le GATT couvre maintenant les produits agricoles et les services. Tout cela est utile et fait qu’il y aurait bien entendu moins d’ajustements à faire si l’on voulait supprimer ou modifier les obstacles entourant les deux groupes de libre-échange.
Au début de ma carrière politique, Lester Pearson recommandait la création dune zone nord-atlantique de libre-échange afin de relier les économies du monde occidental. Il voyait les avantages que le Canada tirerait de son appartenance à une zone de libre-échange comprenant ses principaux partenaires commerciaux – les États-Unis et l’Europe de l’Ouest – ainsi que ses principaux alliés membres de l’OTAN.
Au début de décembre dernier, le premier ministre Chrétien a ramené cette idée pendant l’un de ses discours en France. Outre les avantages qu’elle apporterait au Canada, une zone de libre-échange de cette nature donnerait une nouvelle impulsion à la coopération économique mondiale dont nous avons un besoin urgent. Nos institutions internationales ne suffisent pas à répondre aux demandes créées par les révolutions dont nous sommes témoins dans le domaine du commerce et de l’investissement.
Une telle réalisation serait une indication de la solidité du partenariat existant entre l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord sur le plan des affaires mondiales, et que ceux de ma génération ont considéré comme un acquis pendant tant d’années.
Les problèmes que soulève la mise sur pied d’un accord de libre-échange englobant l’Union européenne et l’ALENA sont gigantesques tant sur les plans technique que politique. Mais cela ne devrait pas nous décourager. Tout le monde sait, du moins c’est ce que je conclus de mon expérience, qu’il n’est pas nécessaire de régler tous les problèmes dès le début. Certains peuvent être laissés en suspens et souvent, en étant négligés, ils disparaissent. Il importe avant tout de prendre la décision de se lancer dans le projet. Cette décision déclenchera des facteurs constructifs qui autrement n’entreraient pas en jeu.
Le Canada se trouve dans une situation unique pour prendre une telle initiative. Le pays a toujours eu la réputation d’être un point de liaison facilitant les relations entre la Grande-Bretagne et les États-Unis. Il y a une génération, comme je l’ai déjà signalé, le premier ministre Pearson recommandait la création d’une zone nord-atlantique de libre-échange. Les deux principaux partenaires commerciaux du Canada sont les États-Unis et les pays de l’Union européenne. Nous avons déjà un lien contractuel avec l’Europe. Le Canada a l’avantage de s’être tourné aussi vers les pays du Pacifique et il a pris l’initiative il y a plusieurs années de développer ses relations avec le Japon et la Chine; en outre, il est membre de l’Organisation du Traité de défense collective pour l’Asie du Sud-Est (OTASE) et du mécanisme de Coopération économique Asie-Pacifique (APEC). Cela est important parce qu’en recommandant un accord de libre-échange entre l’Union européenne et la zone de libre-échange des Amériques, le Canada attirerait l’attention sur la possibilité d’agrandir cette zone proposée de libre-échange de la région de l’Atlantique pour y inclure les pays de la région de l’Asie-Pacifique désireux d’y adhérer et capables de répondre aux exigences de cette appartenance. La mondialisation du libre-échange est une idée dont l’heure est venue.
Je devrais peut-être répéter ce que j’ai dit au début, au cas où quelqu’un penserait autrement, ces opinions sont les miennes et ne sont pas nécessairement celles du gouvernement. En abordant le sujet, M. Chrétien m’a incité, et j’espère qu’il en a incité d’autres, à penser aux possibilités futures sous de nouveaux angles.
Cette allocution arrive à sa fin. Mais ce n’est pas le cas de l’histoire. La révolution commerciale internationale qui a eu lieu pendant les quelque 50 ans où j’ai fait partie du gouvernement n’a pas encore eu son plein effet sur les vies des hommes et des femmes, et sur le développement économique des pays qu’ils habitent. Les choses s’orientent dans la bonne direction du point de vue du Canada et d’un point de vue mondial. Les innovations technologiques se répandent plus rapidement qu’auparavant et il en est de même du capital de placement. L’économie mondiale prend de l’essor tout comme la démocratie. Mais le progrès pour certains particuliers et certaines entreprises entraîne des perturbations pour d’autres. Les gouvernements démocratiques du monde, et certainement celui du Canada, doivent faire face à la tâche importante de veiller à ce que les moins nantis ne soient pas oubliés et qu’ils puissent profiter autant que les mieux nantis de la nouvelle richesse créée par la révolution commerciale, d’une part, et des innovations et investissements qui l’accompagnent, d’autre part.