Présence et affirmation des droits de l’enfant dans la politique étrangère

Je suis très honorée qu’on m’ait demandé de présenter la conférence commémorative O.D. Skelton de 1997 sur une question de politique étrangère. M. Skelton n’est pas très connu aujourd’hui; en fait, vous n’aviez peut-être jamais entendu parler de lui avant de venir à cette conférence. Pourtant, à mon arrivée à Ottawa comme épouse du service extérieur, en 1952, son nom était sur toutes les lèvres. Alors même que, jeunes recrus, nous nous préparions à servir notre pays à l’étranger, on nous répétait que c’était M. Skelton qui avait créé le service extérieur canadien - un service extérieur qui, grâce à lui, était le première classe et auquel nous devions être fiers d’appartenir. Nous l’étions.

M. Skelton a bâti le service extérieur canadien dans l’entre-deux- guerres, en persuadant un certain nombre de jeunes hommes talentueux de se présenter aux difficiles examens qu’il tenait à cette fin, et, lorsqu’ils avaient réussi, de venir à Ottawa travailler sous sa direction jusqu’à ce qu’ils soient prêts pour une affectation à l’étranger. L’un d’eux était mon beau-père, Lester B. Pearson. C’est pourquoi je me sens personnellement liée à M. Skelton, même s’il est mort quelques années avant que je vienne à Ottawa. En effet, si ce n’était de lui, je serais peut-être assise parmi vous dans l’auditoire aujourd’hui, plutôt que debout, ici; une « ancienne » de la de la communauté universitaire plutôt qu’une « diplômée » du service extérieur canadien. Tout cela parce que mon mari avait le choix entre deux possibilités, lorsque, nouveaux mariés, nous vivions à Oxford : ou bien entrer au ministère des Affaires extérieures (comme on l’appelait alors) car il avait, lui aussi, réussi les difficiles examens, ou bien accepter un poste au département d’anglais de l’Université de la Colombie-Britannique. Qu’il ait choisi la première, et fait de l’enseignement et de la poésie son violon d’Ingres, tenait, j’en suis sûre, à la passion pour les affaires mondiales que lui avait transmise son père. Et, bien sûr, ma vie d’adulte s’en est trouvée tout à fait différente de ce que j’aurais pu imaginer lorsque je grandissait dans une petite ville du Sud-Ouest de l’Ontario, ou même lorsque j’étais étudiante à l’Université de Toronto.

Une fois mariée, mes horizons se sont vite élargis, alors qu’avec notre famille grandissante nous allions du Canada en France, puis au Mexique, puis en Inde et, enfin, en ex-Union soviétique. À chaque déménagement, je prenais davantage conscience de la richesse et de la diversité du monde qui nous entoure. En même temps, à travers les yeux de mes enfants, j’apprenais à voir ce qu’il y a de commun dans la condition humaine. En aidant mes enfants à affronter les défis de notre vie itinérante, je devenais sensible aux difficultés que tous les enfants doivent surmonter pour grandir et se développer. Je me rendais compte aussi que tous les enfants ont besoin d’un solide soutien familial. En observant la façon dont mes enfants réglaient leurs difficultés et en m’émerveillant devant les capacités de survie des enfants pauvres du projet auquel je travaillais en Inde, j’apprenais combien les enfants peuvent faire par eux-mêmes si seulement nous leur en donnons les moyens.

Et puis, il y avait mon beau-père, que j’aimais et admirais tout à la fois. Sa façon de concevoir l’être humain, son respect pour les droits de l’individu, son internationalisme, son engagement pour la paix, la compassion et les principes honorables qui motivaient ses actions, tout cela avait une profonde influence sur moi. J’étais aussi très sensible à son sens de l’humour, qui avait une incidence sur cette façon saine qu’il avait d’envisager le monde. Et c’était un grand-père délicieux, complice plutôt que patriarche. Nos enfants l’adoraient.

Pourtant, malgré sa compréhension des droits de la personne et sa sympathie pour les enfants, Lester Pearson n’a jamais fait des droits de l’enfant une question de politique étrangère lorsqu’il était ministre des Affaires extérieures, et il en a été de même de ses successeurs, jusques et y compris Joe Clark. Les droits de la personne avaient de l’importance à leurs yeux, mais ils étaient pris dans le prisme de la guerre froide. Les enfants, on les voyait, certes. Peu d’entre nous oublieront jamais certaines des photos de l’époque : les enfants au ventre enflé du Biafra; les enfants réfugiés aux grands yeux, accroupis dans d’énormes tuyaux d’égout, au moment de la naissance du Bangladesh; les enfants brûlés au napalm et courant, terrorisés, du Vietnam. Nous regardions ces images avec compassion et chagrin. Mais je ne me rappelle pas que nous voyions effectivement dans ces enfants des êtres humains dont les droits avaient été violés, ni des personnes qu’il fallait écouter parce qu’elles pouvaient nous dire comment soulager leurs souffrances. À l’époque, les enfants, on les voyait, mais on ne les entendait pas.

Cette attitude face aux enfants du monde, faite de souci sincère et qui reconnaissait leurs besoins mais pas nécessairement leurs droits, devait persister jusqu’à tout récemment. Aujourd’hui, toutefois, les choses ont changé. Dans le Discours du Trône à l’ouverture de la deuxième session de la 35e législature, le gouvernement du Canada s’est expressément engagé à promouvoir les droits des enfants. Et, lorsqu’il est devenu ministre des Affaires étrangères, en janvier 1996, l’honorable Lloyd Axworthy s’est empressé de dire sa détermination à faire des droits des enfants une priorité de la politique étrangère du Canada. C’est ce qu’il a fait.

Vous voulez savoir comment est survenu ce remarquable changement d’attitude? Pour cela, nous devons remonter aux origines du discours sur les droits de la personne. Les idées de justice et de liberté qui président à notre conception des droits de la personne se sont fait jour dans l’Europe du XVIIIe siècle - le siècle des Lumières. Et ce sont les atteintes portées à l’être humain au XXe siècle qui leur ont donné leur résonance universelle. Au début de notre siècle, l’emprise du colonialisme était lourde, la démocratie était limitée et les femmes n’avaient pas le droit de vote. Puis vinrent la tragédie de la Première Guerre mondiale, suivie des massives et inhumaines oppressions d’Hitler et de Staline, de la montée de l’impérialisme japonais et de la conflagration planétaire de la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est qu’après la fin de la guerre qu’on se rendit vraiment compte de l’étendue des horreurs qui avaient été perpétrées. Le souci pour les droits de l’individu, en particulier les droits civils et politiques, devint plus manifeste. Fondée en 1945 pour empêcher une nouvelle guerre mondiale, l’Organisation des Nations unies (ONU) devait vite faire de la promotion des droits de la personne un élément essentiel de sa stratégie pour assurer la sécurité mondiale.

En décembre 1948, l’ONU proclamait la Déclaration universelle des droits de l’homme qui établissait à cet égard la norme commune pour tous les peuples et toutes les nations. En adoptant la Déclaration, les États membres souscrivaient au principe selon lequel « la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde ». Depuis, l’ONU a élaboré, par voie de négociations, un important corps d’instruments juridiques pour régir les droits de la personne dans le monde. Parmi les premiers à être rédigés, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels ont tous deux été adoptés par l’Assemblée générale de l’ONU en décembre 1966. Sont venues s’y ajouter quatre conventions spécialisées, à savoir : la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (décembre 1965), la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (décembre 1979), la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (décembre 1984) et, enfin, la Convention de l’ONU relative aux droits de l’enfant (novembre 1989). Après avoir été ratifiées par le nombre requis d’États, ces conventions sont, une à une, entrées en vigueur à titre de traités internationaux, et six organismes ont été créés dans le cadre de la Commission des droits de l’homme de l’ONU pour surveiller le respect de leurs dispositions.

La plupart des grands instruments de l’ONU relatifs aux droits de la personne ayant été rédigés pendant la guerre froide, leur processus de ratification a été ralenti et limité par la polarisation politique de l’époque. La Convention relative aux droits de l’enfant, toutefois, a été adoptée à l’unanimité par l’Assemblée générale de l’ONU après la chute du mur de Berlin, et est rapidement devenue le traité sur les droits de la personne ayant recueilli le plus grand nombre de ratifications de l’histoire. À ce jour, le 17 mars 1997, moins de sept ans après son entrée en vigueur, cette convention a été ratifiée par 191 pays. Seuls la Somalie et les États-Unis (qui, au moins, l’ont signée) manquent à l’appel.

La fin de la guerre froide s’est aussi accompagnée d’une soudaine poussée de conférences parrainées par l’ONU ou liées à ses activités, dont les déclarations et programmes d’action sont venus affiner et développer les principes et les ententes consacrés par les pactes et les conventions. Les plus importants, et qui rendent le mieux compte de l’évolution de la pensée concernant les droits fondamentaux des enfants, sont les déclarations et les programmes d’action qui ont été adoptés par la Conférence mondiale sur l’éducation pour tous (Jomtien, 1990), la Conférence sur l’environnement et le développement (Rio de Janeiro, 1992), la Conférence sur les droits de l’homme (Vienne, 1993), la Conférence sur la population et le développement (Le Caire, 1994), le Sommet mondial pour le développement social (Copenhague, 1995), la Quatrième Conférence mondiale sur les femmes, qui mettait spécialement l’accent sur les fillettes (Beijing, 1995), et le Premier Congrès mondial contre l’exploitation sexuelle d’enfants à des fins commerciales (Stockholm, 1996). Chacune de ces conférences faisait fond sur les précédentes, perfectionnant et clarifiant les termes et les concepts de manière à décrire avec de plus en plus d’exactitude la vraie situation des enfants du point de vue des droits de la personne. Chaque nouveau programme était donc mieux conçu que les précédents pour mettre en valeur la dignité inhérente de l’enfant en tant que membre de la famille humaine. Parallèlement, grâce à ses rapports annuels La situation des enfants dans le monde et Le progrès des nations (se rapportant aux objectifs convenus lors du Sommet mondial pour les enfants), l’UNICEF (Fonds des Nations Unies pour l’enfance) nous tenait au courant des atteintes portées aux droits des enfants et nous indiquait la façon d’y répondre.

C’est ainsi qu’en cette fin du XXe siècle, la façon dont le monde parle des enfants est très différente de ce qu’elle était il y a 100 ans. Quelle importance, me direz-vous? Je vous répondrai qu’en tant que femme j’ai constaté au cours de ma propre existence les changements extraordinaires que le langage peut entraîner. J’ai eu une enfance heureuse entourée d’une famille aimante, mais ni mes parents ni moi-même ne pouvions envisager un avenir autre que celui que me promettaient les mots alors utilisés pour décrire les possibilités qui s’offraient aux petites filles. Et ce que je savais à l’époque de la condition de l’enfance ailleurs dans le monde provenait entièrement d’exhortations verbales. « Pense aux Arméniens affamés, me disait ma grand-mère lorsque je ne voulais pas finir mon dîner, à tous ces petits enfants qui n’ont rien à manger! » Mais mon imagination enfantine ne pouvait comprendre qu’il s’agissait d’enfants comme moi. Tout ce que savais, c’est que c’était des êtres dont il fallait avoir pitié. Le vocabulaire de l’époque ne faisant aucune place aux droits des enfants, je n’y ai jamais pensé de cette façon.

Puis, est venue la guerre, et j’ai grandi. Le langage employé pour décrire les femmes et les enfants a commencé a changer. Une fois que j’ai eu mes propres enfants, je n’ai eu aucun mal à comprendre qu’il s’agissait de personnes et qu’ils avaient leurs droits. Et lorsque nous sommes allés à l’étranger, et spécialement en Inde, mes yeux et aussi les leurs se sont ouverts aux réalités de ce qu’était l’existence pour d’autres enfants. Alors, les enfants affamés que ma grand-mère m’avait appris à prendre en pitié (mais jamais à aider) m’apparurent comme de jeunes êtres humains dont les droits à la survie et à la protection avaient été foulés aux pieds, des êtres humains auxquels je pouvais maintenant m’identifier et avec lesquels je pouvais travailler de manière à ce qu’on trouve ensemble des solutions à leurs problèmes.

En 1979, lorsque je suis devenue vice-présidente de la Commission canadienne pour l’Année internationale de l’enfant (AIE), j’étais prête à relever le défi. Mes expériences de cette année-là m’ont politisée. Mes collègues et moi-même cherchions à obtenir de l’information de diverses sources. L’une de nos activités consistait à traverser le pays pour écouter ce que les enfants et les adolescents canadiens avaient à nous dire. Après tout, il s’agissait de leur année! C’est avec étonnement et consternation à la fois que nous avons découvert comme ils étaient peu nombreux à se sentir vraiment appréciés et respectés par la société canadienne, et comme ils étaient rarement consultés sur les questions importantes. Il s’agissait là moins d’une critique à l’endroit de leurs parents que d’un commentaire sur l’environnement social dans lequel ils vivaient. Pourtant, la plupart d’entre eux savaient s’exprimer et paraissaient sérieux. Nous avons été frappés de constater que tous ceux qui semblaient le mieux réussir leur passage de l’adolescence à l’âge adulte tenaient à nous faire savoir que, très jeunes, ils avaient eu leur mot à dire sur ce qui se passait dans leur vie.

Durant l’AIE, la Commission canadienne a mis au jour de nombreux problèmes concernant les enfants du Canada. Il en a été de même pour les commissions nationales de la plupart des autres pays. La Déclaration des droits de l’enfant, un noble document adopté par l’ONU en 1959 et qui avait servi à établir les thèmes de l’AIE, ne constituait manifestement pas l’outil voulu pour rectifier les problèmes qui avaient été portés à notre attention mdash; problèmes que nous apprenions enfin à reconnaître comme des atteintes aux droits humains des enfants et non pas seulement comme une incapacité à répondre à leurs besoins. Et donc, en 1980, un groupe de travail de l’ONU s’est vu confier le mandat de faire de la Déclaration un instrument ayant du mordant, un document juridique, un pacte international. De ce processus, auquel ont pris part non seulement des représentants d’États mais aussi des organisations non gouvernementales, est issu le texte de la Convention relative aux droits de l’enfant, dont l’Assemblée générale de l’ONU a été saisie en 1989. Le Canada a participé activement à toutes les étapes du processus, depuis la négociation du texte jusqu’au coparrainage de la résolution présentée à l’Assemblée générale. Le 20 novembre, exactement 30 ans après l’adoption de la Déclaration des droits de l’enfant, l’ONU adoptait à l’unanimité la nouvelle convention.

Après l’AIE, j’ai passé trois ans en Union soviétique. Comme on pouvait s’y attendre, mon séjour là-bas m’a permis de bien mieux comprendre la corrélation entre politique étrangère et atteintes aux droits de la personne, mais aussi, au vu de la situation des enfants soviétiques, l’interdépendance de tous les droits de l’individu. Pendant la guerre froide, les tensions étaient constantes entre ceux qui accordaient la primauté aux droits civils et politiques - considérés comme des droits de l’individu - et ceux qui étaient en faveur des droits économiques, sociaux et culturels - considérés comme des droits de la collectivité. Le premier ensemble de droits dominait le discours de l’une des superpuissances, le second la rhétorique de l’autre. À l’époque, il était pratiquement impossible d’inclure ces deux ensembles de droits dans une conversation sans se faire qualifier de « pro-communiste » par les uns ou « d’ennemi du peuple » par les autres. Pourtant, les voix des jeunes désabusés du Canada, des enfants déshérités de l’Inde et des jeunes désenchantés de l’Union soviétique se mêlaient pour me convaincre que les deux ensembles de droits sont organiquement liés et que les uns ne sauraient être pleinement réalisés sans les autres.

Après la fin de la guerre froide, les attitudes se sont dégelées et le langage des droits de la personne a connu un changement positif. Ce n’est donc pas un hasard si la Convention de l’ONU relative aux droits de l’enfant, qui intègre les deux ensembles de droits dans un seul document, a été ratifiée aussi rapidement. Dès lors qu’on pouvait faire le lien entre les deux ensembles de droits sans avoir à en payer le prix politique, les enfants pouvaient être considérés comme des personnes dont les droits civils ont besoin d’un soutien économique, social et culturel et qui doivent avoir la possibilité d’apprendre et de faire des choix pour devenir des citoyens responsables. La Convention n’a pas encore livré toutes ses conséquences, mais il ne fait pas de doute que sa ratification quasi universelle a permis d’inscrire de façon permanente les droits des enfants à l’ordre du jour politique international. Partout dans le monde, les pays intègrent la Convention dans leur législation, et parfois même dans leur constitution. Ils mettent en place des commissions pour la protection des enfants et élaborent des plans d’action pour assurer le respect de leurs droits. Des questions telles que le travail des enfants, la situation des enfants dans les zones de conflit, l’exploitation sexuelle d’enfants à des fins commerciales et la discrimination à l’égard des petites filles ont acquis une visibilité qu’elles n’avaient pas auparavant. Les enfants font maintenant l’objet de discussions dans le cadre de toutes sortes de réunions internationales auxquelles sont représentés les gouvernements. Même des accords de commerce comme l’Accord de libre-échange nord-américain, qui comporte un accord additionnel sur le travail des enfants, ont commencé à tenir compte des enfants.

Depuis toujours ardent défenseur des droits de la personne, le Canada a pris la tête de ce mouvement. Nous avons commencé à travailler sur la Convention sous un gouvernement libéral et nous l’avons ratifiée sous les Conservateurs. L’ancien premier ministre Mulroney était coprésident du Sommet mondial pour les enfants, en 1990. Dès leur retour au pouvoir, en 1993, les Libéraux ont fait des droits de l’enfant une préoccupation expresse de leur politique étrangère. Dans son énoncé Le Canada dans le monde, publié en février 1995 en réponse au rapport du Comité parlementaire mixte spécial chargé d’étudier la politique étrangère du Canada, le gouvernement s’est fixé trois grands objectifs : (1) la promotion de la prospérité et de l’emploi; (2) la protection de notre sécurité dans un cadre mondial stable; et (3) la projection des valeurs et de la culture canadiennes. C’est dans le contexte de ces trois objectifs que la protection et la promotion des droits de l’enfant apparaissent comme fondamentales pour notre politique étrangère.

La promotion de la prospérité et de l’emploi dans le monde est une question de commerce et de ressources humaines. Mais, en cette fin du XXe siècle, qui sont les travailleurs et qui sont les consommateurs potentiels dont dépend le commerce mondial? Une grande partie des habitants de la planète ont aujourd’hui moins de 18 ans. En fait, il s’agit de la génération la plus importante et la plus jeune que le monde ait jamais connue. La plupart de ces enfants vivent en Asie, en Afrique et en Amérique latine, dans des pays où la population continue de s’accroître. Par contre, en Europe et en Amérique du Nord, les populations se stabilisent ou déclinent, et sont donc plus âgées. Ces données démographiques sont d’une extrême importance pour l’économie mondiale. Alors, comment ces travailleurs d’aujourd’hui et de demain et ces consommateurs éventuels s’en tirent-ils? Pas aussi bien qu’ils le devraient. Beaucoup trop d’entre eux vivent dans une pauvreté abjecte, privés de services essentiels comme la santé et l’éducation, aux prises avec des conflits ethniques, exploités pour leur travail, battus et abusés, et voyant chaque jour violés leurs droits fondamentaux d’êtres humains. Dès lors, une bombe à retardement générationelle est amorcée, prête à exploser. Ces enfants, s’ils réussissent à survivre, risquent en grandissant d’avoir aussi peu de respect pour nous, les adultes, que nous en manifestons à leur égard.

Mais un désastre humain est loin d’être inévitable. Pour assurer la prospérité mondiale, rien n’est aussi vital que d’investir dans le capital humain et social que ces enfants représenteront un jour, à condition que nous en prenions soin. Permettez-moi de vous donner un exemple de ce qui se produit lorsque nous faisons ce qu’il faut. Par l’intermédiaire de l’Agence canadienne de développement international, le Canada s’efforce d’améliorer l’accès à l’enseignement pour les petites filles, notamment en Afrique. Or, la Banque mondiale estime que, pour chaque année de scolarité supplémentaire offerte aux filles, les taux de mortalité infantile et de fécondité féminine sont réduits de 10 p. 100, tandis que les salaires augmentent de 10 à 20 p. 100. Autre exemple : à Kerala, un État de l’Inde qui n’est pas plus riche que ses voisins mais où les filles sont appréciées pour autre chose que leur capacité de reproduction, le travail des enfants est beaucoup moins fréquent que dans le reste du pays.

Lorsqu’il prive l’enfant d’éducation formelle et d’autres possibilités de se développer normalement et sainement, le travail enfantin constitue un important problème pour la prospérité mondiale, ce que même les pays où il est le plus fréquent commencent à reconnaître. Les dirigeants gouvernementaux se rendent compte qu’un grand nombre de travailleurs enfants suppose un grand nombre d’adultes sans formation ni emploi. Aujourd’hui, en partie sous l’impulsion de la Convention de l’ONU relative aux droits de l’enfant, la communauté internationale se met à agir. Le Canada s’efforce de réaliser un consensus mondial autour d’un plan d’action efficace, propre à inverser la croissance alarmante de la population de travailleurs enfants, que l’Organisation internationale du travail (OIT) estime à quelque 250 millions dans le monde.

Le deuxième objectif de la politique étrangère canadienne consiste à protéger notre sécurité dans un cadre mondial stable. C’est dans ce contexte que la situation des enfants dans les zones de conflit prend toute son importance. Comme le fait valoir Graça Machel dans son solide rapport à l’ONU sur cette question en automne 1996, les enfants constituent depuis quelque temps plus que des victimes accidentelles des conflits entre adultes; ils sont devenus des cibles, qu’on tue ou blesse délibérément dans les conflits ethniques, qu’on viole intentionnellement et qu’on recrute par la force en tant que combattants. Des atteintes aussi flagrantes à leurs droits fondamentaux risquent d’avoir de graves conséquences sur le comportement de ceux qui survivent aux conflits. Nous devons par conséquent porter attention aux millions d’enfants de cette génération qui sont pris dans des conflits armés. Comment pouvons-nous les protéger des pires conséquences de la guerre? Et, une fois que les hostilités ont cessé, comment pouvons-nous débarrasser leur esprit de la guerre? L’élimination des mines terrestres, le contrôle des ventes d’armes légères, le relèvement de l’âge du recrutement constituent des mesures essentielles à cet égard. La réunion des enfants avec leurs familles et la fourniture de programmes de réhabilitation physique et psychologique, objectifs importants de notre aide publique au développement, sont aussi des moyens efficaces d’empêcher les nouvelles explosions de violence. Réduire les possibilités de violence dans un monde où même une guerre mineure peut nous atteindre tous est un objectif essentiel de politique étrangère.

Le troisième objectif de politique étrangère de l’actuel gouvernement, la projection des valeurs et de la culture canadienne à l’étranger, revêt une importance particulière pour la promotion des droits de l’enfant. Les sondages montrent de façon constante que les Canadiens continuent d’apprécier les qualités auxquelles Lester B. Pearson attachait tant d’importance : la tolérance et le respect, la justice sociale, le règlement pacifique des conflits, la démocratie de participation, une place dans le monde définie par des objectifs humains communs plutôt que par l’exercice de la force. Nous sommes de fidèles partisans de l’Organisation des Nations unies et de sa famille d’organisations : l’UNICEF, l’UNESCO (Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture), l’Organisation mondiale de la santé, l’OIT et ainsi de suite. Nous sommes actifs au sein de tous les forums internationaux qui façonnent la conscience du monde. Nous sommes guidés par un engagement fondamental à l’égard des droits de la personne. En tant qu’acteurs de la scène internationale, nous déclarons sans équivoque que ces droits comprennent non seulement les droits des femmes mais aussi les droits des enfants.

Il est remarquable, et à mon avis typiquement canadien, que le ministre des Affaires étrangères, M. Lloyd Axworthy, ait choisi de participer au Premier Congrès mondial contre l’exploitation sexuelle d’enfants à des fins commerciales, à Stockholm, en 1996, et qu’il ait, dans son discours, fait tout particulièrement appel à la participation des jeunes pour mettre fin à cette pratique odieuse. Car, en cette fin du XXe siècle, la démocratie de participation s’avère être la meilleure protection pour la sécurité mondiale. Cette forme de démocratie n’est toutefois ni facile ni incontournable. Elle exige du civisme, lequel est inculqué dès l’enfance par l’éducation et la pratique, l’observation et l’occasion. En faisant la promotion des droits des enfants, la politique étrangère du Canada fait preuve de respect à l’égard des enfants et des adolescents, leur permettant non seulement d’apprendre à connaître leurs droits mais aussi à respecter les droits d’autrui.

Il est impossible de prédire l’avenir, de prévoir avec certitude ce qu’apportera le siècle prochain. Mais ce siècle nous aura certes appris quelque chose; il nous aura appris qu’il ne saurait y avoir de sécurité mondiale sans sécurité humaine; de sécurité humaine sans respect des droits de la personne; de respect des droits de la personne sans respect des enfants; de respect des enfants sans écouter et entendre ce qu’ils ont à dire. Dans notre monde interdépendant, nous devons être davantage que des observateurs des souffrances des enfants; nous devons être leurs partenaires de lutte, nous devons leur parler et les consulter car ils en savent plus sur leurs expériences que nous. Alors, nous pourrons agir ensemble.

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